Roger de La Fresnaye, une peinture miroir de soi

"Les révolutions sont faites pour sauvegarder les traditions."
En une phrase qui n’est pas, loin de là, qu’une formule jouant sur le paradoxe, Roger de La Fresnaye disait tout ou presque de sa vie et de son œuvre. Regard lucide et juste posé sur lui-même de la part de cet artiste qui mourut jeune, des suites de la tuberculose, la terrible maladie qui le frappa comme des milliers d’autres soldats lors de la Grande guerre de 14-18.
Ce regard rejoint ce que l’auteur note dans le chapitre intitulé Peindre le mal où, avec Braque, Valéry, Lhote, Bissière, il relève ce retour à l’antique, en d’autres termes le souhait des cubistes de revenir à "une peinture apaisée et décorative", le temps de la redécouverte de la tradition étant venu. "Renvoyant dos à dos l’académisme discrédité et l’avant-garde épuisée, un juste milieu pictural s’impose", écrit également l’auteur.

A l’écart des coteries, nourrie de dessins, élaborée dans une solitude intime en dépit des relations que son nom lui apporte, reflet de "la dualité de son caractère", la peinture de La Fresnaye est un long combat contre la vie qui l’essouffle, l’épuise et l’emporte, une peinture qui vient du fond de son être, alliant le respect des canons académiques aux audaces qui les transgressent. 

 

C’est ce à quoi travaille La Fresnaye, (1885-1925) qui sachant que ses forces diminueront, concilie les formes cubistes aux formes classiques, utilisant un langage désormais plus compréhensible.
Dans Le Prestidigitateur, huile sur bois de 1921-1922, l’abstraction cède la place à une composition dans laquelle la superposition et le croisement des éléments qui constituent le sujet - une main, des dès, une carte à jouer - volontairement imbriqués et se cachant-se dévoilant les uns les autres, rendent parfaitement compte de l’intention de l’artiste.
Le talent du peintre ici est d’avoir su garder l’héritage précédent qui s’est peu à peu usé et de lui ajouter cette nouvelle lisibilité demandée par l’évolution des perceptions.

 

+-

Au cours de ces années, La Fresnaye a en tête les leçons d’Ingres, comme on le voit sur le tableau représentant Jean Louis Gampert (gouache de 1920), tout en nuances de tons qui pour autant n’annulent pas les contrastes, donnant à ce visage un relief accusé mais sans excès, sobre et vivant, un pas marqué vers le portrait synthétique et largement expressif de Guynemer sur lequel "la nudité du fond, le dépouillement du dessin, la sobriété de la couleur suggèrent une idée de discipline et de passion à froid".
Ce tableau, justement célèbre, est une des œuvres majeures de l’artiste, comme le sont bien que dans une moindre mesure Le Cuirassier et Les Baigneurs.

L’intérêt de cet ouvrage très documenté et réunissant d’utiles sources bibliographiques est d’être maintenant une référence obligée sur La Fresnaye. Michel Charzat, qui avait publié il y a deux ans un magistral et passionnant livre sur Derain* entre dans l’existence la plus privée de cet homme aux belles manières, porteur d’un nom aristocratique, sa famille ayant été anoblie en 1725. Il met en outre en lumière un bon nombre d’œuvres peu ou pas connues. Signalons ici que si le nom de l’artiste est longtemps resté en marge et circule trop peu, il a eu droit en 2012 à un timbre tiré à 3 650 000 exemplaires, représentant La table Louis-Philippe, de 1922.

 

Une éducation de qualité, cultivée, malgré tout austère, des études à Paris notamment à l’académie Julian, par la suite à l’académie Ranson fondée par le peintre nabi Paul-Elie Ranson, Roger de La Fresnaye par nature intérieure s’écarte des bruits et des facéties des étudiants d’alors. Les noms qui s’aimantent autour de lui sont aussi bien ceux de Maurice Barrès que de Claude Debussy, de Maurice Denis que de Gabriel Fauré, de Paul Sérusier que de Marcel Gromaire.
Des voyages en Europe, la rencontre avec d’autres maîtres comme Cranach, Dürer et Bruegel, la découverte du cubisme qui explose et fleurit et en même temps se cherche toujours, s’internationalise, évolue, période des riches expressions que connaît en détails l’auteur et en fait revivre dans ces pages l’exubérance, les divers courants, les provocations.
La Fresnaye durant ces années de maturation a acquis "une remarquable maîtrise de la syntaxe cubiste", comme le montre Le Village de Meudon, huile sur toile de 1912.

 

En 1913, alors que « les Balkans s’embrasent », il signe une de ses toiles les plus reconnues, La Conquête de l’air où « la palette du peintre…insuffle la vie » à cette rencontre aérienne de deux personnages en état de lévitation.
Puis vient le temps de la guerre et de l’armée qui d’une certaine façon le sortiront de ses interrogations profondes, analysées avec beaucoup de finesse et considération dans ce que l’auteur appelle Melancolia.

 

Les lettres de Cocteau jointes en fin de volume apportent un éclairage de plus sur la personnalité attachante, complexe, sensible, tour à tour obsédée et détachée, enserrée finalement comme dans un secret, de même que s’effacent et se diluent les contours de son visage "d’outre-tombe" dans son dernier autoportrait (fusain rehaussé sur papier bleu), reflet d’une personne toujours présente, déjà absente, qui se propose telle qu’elle est au lecteur.

 

*      André Derain, le titan foudroyé (même éditeur)

 

Dominique Vergnon

 

Michel Charzat, Roger de La Fresnaye, une peinture libre comme l’air, 19,5cm x 26cm, 130 illustrations, éditions Hazan, novembre 2017, 256 p.-, 45 euros.

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.