Redonner sa juste place à Tintoret

Tel un bouchon de liège pris dans le courant de la Renaissance, le Tintoret restera un cas à part dans l’histoire de l’art, oublié, décrié, toléré alors qu’il est aussi un grand parmi les grands, l’un des pairs de cette époque illustre. Raillé par la légende qui veut que Titien le chassa de son atelier, critiqué par les polygraphes vénitiens qui voyaient dans son style les marques visibles d’un tempérament désordonné et la trop présente influence de la maniera toscane de Michel-Ange ; mais surtout peintre du peuple à une époque où la gloire couronnait les artistes courtisans et enfin comble de malheur : virtuose baroque en pleine Renaissance !
Jacopo fut sans doute regardé de haut, aussi, par ce drôle de surnom qu’il adopta, Tintoretto, le petit teinturier, hérité de son père et qu’il ne renia jamais malgré sa petite taille qui le diminuait aux yeux des autres.
Et comme les habitudes sont vouées à perdurer, au fil des siècles cette mauvaise image a continué à lui coller à la peau jusqu’à nos jours où les conservateurs ont maintenu cette invisibilité quitte à nous proposer encore et encore des expositions sur Titien, Véronèse, Lorenzo Lotto ou Jacopo Bassano : il était donc grand temps de réhabiliter le Tintoret !

Je lui voue, quant à moi, un culte éternel depuis que j’ai croisé le plafond de la Scuola Grande di San Rocco, à Venise, dans le quartier San Paolo, que l'on dévore des yeux grâce à un astucieux système de plateau-miroir grossissant qui nous évite de nous tordre le cou. Un pèlerinage désormais rituel chaque fois que je viens voir la Sérénissime.

Que n’a-t-on pas écrit sur Tintoret, prise à partie d’ordre idéologique sur son style si particulier ne voulant pas admettre que son identité était plurielle, qu’il s’amusait de sa dextérité en imitant selon les besoins du tableau tel ou tel peintre, s’engageant vers des profondeurs d’où seule l’intelligence brille dans cet hommage rendu et non pillage ou plagiat.
D’ailleurs l’évolution stylistique qui suit normalement le déroulement organique de la vie du peintre (jeunesse, maturité, vieillesse) est ici particulièrement compliquée à décrypter, non pas que l’on ne sache rien sur son existence, mais bien parce que la clé de son œuvre ne se trouve pas dans les anecdotes biographiques.
A titre d’exemple, le Tintoret a bien eu la commande de l’autel de l’église Dei Crociferi par ce que, justement, il s’était engagé à peindre comme… Véronèse. Lui aussi était pris par le marché, et au-delà des clins d’œil qu’il s’amusait à inclure dans ses tableaux, il lui fallait vivre et donc avoir des commandes.
 



C’est une peinture imprévisible à laquelle on vous invite, un parcours qui peut sembler manquer d’homogénéité stylistique mais qui n’est en rien la preuve d’une absence de cohérence dans le projet artistique global, bien au contraire : c’est le signe d’une prédominance de l’acte pictural. Boschni, qui l’aimait beaucoup, souligne que son signe particulier, ce qui fait toute la force de son œuvre, c’est cette puissance de travail sur le style, il est le peintre de la maniera, qui cherche sans cesse la meilleure forme expressive possible…
A cela s’ajoute que Tintoret n’aura pas l’audace de brouiller ses tableaux de codes iconographiques complexes, de thèmes inédits tirés d’une source savante qui eurent par la suite les grâces des universitaires qui aiment couper les cheveux en quatre et reconstituer une énigme plutôt que d’admirer une œuvre. Ainsi, Panofksy s’est-il intéressé au Titien et sa monographie de 1969 a-t-elle marqué la peinture vénitienne du XVIe siècle, écartant d’autant le Tintoret qui n’a donc pas de références littéraires, poétiques ou philosophiques qui feraient de sa peinture une page d’encyclopédie.
Il n’y aura donc pas eu cette plus-value générée par l’iconographie pour le sortir de l’anonymat, il restera un peintre religieux, avec toute la morgue que le commentaire accompagne, oubliant l’essentiel : cette attention minutieuse pour qui sait regarder que le peintre apporte au traitement des affects, la vibration humaine plutôt que la masturbation intellectuelle !

Sa série de nus montrent des effets de dispositifs d’une rare originalité, notamment la Suzanne de Vienne en invitant le spectateur à être le troisième personnage de la scène. De même les jeux de reflets et les regards indirects empruntés aux premières décennies du Cinquecento font de la toile un écran sur lequel se déroule un érotisme aux diverses poses qui montre un discours narratif dans l’art de Tintoret qui ne s’arrête pas, néanmoins, à ces relectures parodiques des mythes.
Elle se manifeste aussi par la réflexion que le peintre entreprend principalement à travers de grandes compositions religieuses sur l’organisation du récit. La Crucifixion de la Scuola Grande di San Rocco réinterprète la tradition des teleri (tableaux narratifs) sans pour autant oublier la structure ouvertement narrative… Une dimension littéraire souvent masquée par les historiens qui, une fois encore, ont jasé en l’enfermant dans une théâtralité qui n’a pas lieu d’être, tout le moins pas uniquement, car il faut bien voir au-delà de ces mises en scène pour sentir la part érudite de ses inventions qui sont, ne l’oublions pas, destinées en priorité au peuple. Tintoret voulait que sa dramaturgie soit efficace et directe pour ne pas restreindre l’approche du public par un langage trop savant, codifié et littéraire.

 



Au final, le Tintoret aura été un artiste visionnaire, on comprend mieux pourquoi ses contemporains s’en détournèrent.
Dépassant le cadre strict de l’iconographie, le peintre visionnaire définit, plus qu’une particularité esthétique, une certaine conception philosophique de l’art. Aïe ! On imagine les gros yeux du Vatican ou du Doge… Voilà un peintre qui se permet une approche spirituelle de la peinture, voilà l’hérétique ! Sartre, qui d’ailleurs n’en rata pas une (et dire qu’on lui attribua le Nobel), critiqua cette conception rétrograde.
Tintoret sera la figure tutélaire du peintre visionnaire autant par la lecture qui est faite par les représentations du courant idéaliste de l’art que par sa réfutation matérialiste.
Tintoret aura su, au-delà de l’horizon d’attente qu’il a pu susciter en son temps, offrir pendant des siècles une matière propre à la réflexion.

Remise en vente huit ans après sa première publication, cette monographie qui fut la première en français sur Tintoret depuis 1925, très richement dotée de magnifiques reproductions, délivre un texte érudit et didactique qui se lit aisément, offrant au lecteur curieux une mine d’informations.
Elle accompagne l’exposition Le jeune Tintoret qui court jusqu’au 1er juillet 2018 au musée du Luxembourg, à Paris.

François Xavier

Guillaume Cassegrain, Tintoret, 250 reproductions couleur, ouvrage relié sous jaquette couleur et présenté dans un coffret, 260x310, Hazan, février 2018, 320 p. – 85 €

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