Voir le monde avec Pieter Bruegel

Dans l’avant-propos de ce remarquable ouvrage qui, en plus, grâce à la  qualité des illustrations, fait plonger le regard du lecteur au plus profond de l’œuvre de Bruegel, deux mots retiennent l’attention et servent de trame à ce texte. Ils donnent à la peinture du maître flamand de nouvelles dimensions, comme si au microcosme que les détails permettent de voir, s’ajoutait l’univers entier, reflet de la globalité humaine transcendant le temps et l’espace qu’elle propose. Il s’agit de l’expression « paysage-monde ». A elle seule, tout en invitant à « voir et à comprendre le monde au-delà du visible immédiat », elle place au cœur du discours esthétique l’homme scruté jusque dans son quotidien ordinaire. Rien ne devient secondaire qui ne soit passé au crible de la sagacité de Bruegel. Les actions les plus communes ont une valeur singulière, elles possèdent une charge de réalité et elles renferment tout autant une portée presque symbolique. Derrière les moqueries narquoises, les diableries, les proverbes populaires, les flammes et les toits de chaume, les observations ont tant de poids qu’elles dépassent le cadre des campagnes alentour au milieu desquelles le peintre a puisé son inspiration.

 

Une telle peinture appartient à toutes les époques. Evidentes dans La Journée Sombre, (huile sur bois de 1565), « les forces de la nature gardent leur emprise sur l’homme et sur la terre » comme l’écrit Reindert L. Falkenburg, professeur d’histoire de l’art, auteur d’un passionnant livre consacré à Bosch. Le Jardin des délices*.

 

Dans La Chute d’Icare, c’est toutes ces forces qui convergent et signent le drame de l’être. Icare, ivre de liberté et son conquérant dérisoire, disparaît dans l’indifférence de tous, que ce soit celle du laboureur qui tient ferme sa charrue et ne voit que la récolte future, des marins qui carguent les voiles, du pêcheur qui surveille sa ligne, du berger qui médite éveillé. Tous sont tournés à l’opposé des remous d’eau où s’engloutissent et les jambes et les rêves du fils de Dédale. Dans cette matinée idyllique, traitant avec son soin habituel les contrastes, mettant en parallèle les plis du manteau du laboureur et les sillons tracés, équilibrant les montagnes qui enserrent la baie, Bruegel rappelle que l’homme meurt seul. La tête d’un cadavre à peine décelable sous la végétation suffit à authentifier la dure véracité de ce constat. Dans ce décor radieux, solide, accueillant, où les activités se déploient dans la concorde, les lois du monde n’ont pas modifié leurs

cours pour un enfant grisé par ses désirs.  

 

Toute l’œuvre de Bruegel est un enseignement. Implantée dans son siècle, elle sert de référence aux autres époques. Elle déjoue les synthèses et se prêtent à toutes les analyses. Truculence rime avec intelligence, deux qualités que Bruegel additionne dans ses tableaux et ses gravures. S’il renvoie à Rabelais, Erasme, Thomas Moore, il enracine à sa manière l’être dans son essence. En démêlant l’écheveau compliqué de la personne, avec ses instruments à lui, crayon, pinceau, pointe sèche, burin, il dénonce les conflits intimes, les appétits de pouvoir, les comportements irrationnels ou burlesques.

 

D’un fourmillement de détails, d’une abondance de repères, de l’heure étroite et des plus minces mouvements, il dégage un enseignement accessible à tous. Qu’il s’agisse des réjouissances du Repas de noces, du comique des Proverbes flamands, de l’énigme de Dulle Griet (Margot l’enragée), de La Chute des Anges rebelles, vaste apocalypse au milieu de laquelle, culbutés par des séraphins vêtus de blanc pur, au son de fines trompettes recourbées, croulent les damnés promis à la géhenne, il fustige, il en appelle à la conscience, il condamne les violences, il se bat contre les vices, il approuve la tendresse, il célèbre le travail des moissonneurs. Ouverte à tous les souffles possibles, La Tour de Babel dont il exécute deux versions en 1563, vaniteuse structure à l’échelle des siècles, malgré les charpentiers qui s’activent, les architectes qui vérifient les plans, les carriers qui alignent les pierres, n’échappera pas à l’écroulement.

 

Son talent de conteur s’accroît de son audace de metteur en scène, d’agenceur avisé de perspectives, de coloriste intrépide. Ainsi ce qui ne serait que leçon de morale se double d’une démonstration de philosophie de la vie qui séduit quiconque prend le loisir de regarder ses tableaux. La Parabole des aveugles (1568) montre les liens qui se créent entre des frères d’infortune, obligés de marcher ensemble pour éviter de tomber individuellement, de s’assister dans la nuit de leurs yeux, l’un soutenant l’autre, celui-ci confiant dans son compagnon, jusqu’à la chute qui, en dépit de cette solidarité précaire, les précipite un à un dans le ruisseau. La composition est si savante et le pinceau si habile que nous voyons se produire la chute devant nous, dans l’instant, dans une sorte d’accélération des attitudes.

 

« L’un des aspects les plus intrigants de l’art de Bruegel est sa capacité d’impliquer le spectateur », note pour sa part Michel Weemans, également professeur d’histoire et théorie de l’art. Pourquoi ? Peut-être faut-il voir dans cette œuvre une réponse aux questions que chacun peut se poser. Universitaire courageux, critique et historien d’art, Lionello Venturi (1885-1961) pensait qu’elle nous offrait une « description caustique de la comédie humaine ». Pour lui, on sent peser chez cet artiste « inéluctable, le destin ». Le drame éternel des hommes est exprimé « avec un pathos rarement égalé, certainement jamais dépassé ».

 

En cette année qui marque le 450ème anniversaire de la mort de Pieter Bruegel, au moment où vient de s’ouvrir la superbe exposition de Vienne (Kunsthistorisches museum), ce livre apporte une contribution majeure à la connaissance, jamais épuisée, du peintre.     

 

Dominique Vergnon

 

Reindert L. Falkenburg, Michel Weemans, Bruegel, 26x31 cm, 280 illustrations, Hazan, octobre 2018, 200 p. -, 99 euros

*   Hazan (2015)

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