Le temps d’avant l’histoire, source d’art

Au début de cet ouvrage dont on pourrait à tort croire que sa lecture va lasser ou dépasser l’entendement courant, car en percevant ce mot le non initié s’imagine qu’on aborde aux rivages d’un univers aussi étrange que compliqué et si lointain qu’il devient inutile dans son quotidien, on peut admirer un biface aux dures arêtes et aux reflets argentés. Venu de l’Abri des Merveilles, à Sergeac, une commune de Dordogne, dans une zone où précisément ont été découverts de nombreux gisements préhistoriques, il semble tellement parfait dans sa forme qu’on admet aisément qu’il n’est pas un simple produit du hasard, un caillou quelconque, une erreur ou un leurre fabriqué par la nature. Ce cristal de roche du paléolithique moyen est visible au musée d’Archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye.
On pense alors à ces mots de Paul Valéry : « Qu’est-ce qui nous dénonce l’opération humaine, et qu’est-ce qui tantôt la récuse? N’arrive-t-il pas quelquefois qu’un éclat de silex fasse hésiter la préhistoire entre l’homme et le hasard ? »
L’interrogation de l’écrivain rejoint le questionnement du savant et l’auteur rappelle à juste titre que « plus le passé s’accroît et s’épaissit, plus il se tait ». On est comme saisi d’effroi devant ce silence au même titre que l’on peut l’être quand le regard se porte vers ces « espaces infinis » nommés par Pascal.

Le décor si l’on peut user d’un tel mot ici, est posé. Le temps sortant de son recul invisible et infini propose une échelle qui se mesure par touches comparatives, par balbutiements de dates possibles, « si peu de choses, la Terre, au regard de la durée des autres corps célestes, si peu de chose la vie, au regard de la durée de cette planète, si peu de chose, à nouveau, le développement des espèces humaines au regard de celui de toute vie organique », écrit l’auteur dans un style clair et élégant, qui invite à poursuivre de page en page. Il propose au lecteur d’avancer avec lui dans la connaissance de cette aventure unique puisque sans équivalent et met en miroir passé, présent et futur.

Notre temporalité à nous, c’est à dire notre culture, ce n’est rien ou presque « au regard des dizaines de milliers d’années au cours desquelles nos ancêtres paléolithiques ont mené une vie dont on pressent la vaste richesse symbolique tout en sachant son contenu exact à jamais indéterminable ».
Dans cette nuit des temps qu’ici et là notre savoir accumulé éclaire, le chaos s’organise et l’intelligence humaine l’ordonne. Les grottes ornées d’animaux en couleurs aux formes évidentes, le galet gravé de traits obliques de la période proto-magdalénienne, ces délicieuses statuettes quant à leurs formes comme cette Vénus de Willendorf, en calcaire oolithique, de – 29 000 ans, trouvée dans la vallée du Danube, nous racontent comme le ferait un dieu tutélaire l’odyssée la plus fantastique de notre monde, explicitent l’imaginaire collectif, énoncent des hypothèses qui se vérifient toutes, par recoupements et comparaisons.

 

Face à cette histoire d’un hier dont la naissance à la fois se confond avec la disparition, ces millénaires qui laissent échapper des témoignages de leur présence suffisants pour croire à leur existence, l’art apporte une autre manière d’en saluer les mystères. Le dialogue s’établit ; à certains il paraît aussi juste qu’éloquent, à d’autres aussi faux que forcé. Cette histoire au-delà de l’histoire inspire sans cesse les artistes. Les rapports à ce qui s’impose comme une discipline pour notre époque deviennent autres avec la manière de la voir à travers leur prisme.
Juan Miró, sur une gouache de 1935, réécrit à sa manière cette esthétique primitive qui avait fasciné Henri Breuil, défenseur des merveilles pariétales, qui à Lascaux, en septembre 1940, fait ses incroyables relevés. Cet abbé ne pouvait qu’avoir qu’un surnom, celui de « pape de la préhistoire ».

 

En nouant des parallèles qui peuvent surprendre mais trouvent au fil des pages toute leur logique, la lecture de cet ouvrage très bien illustré est doublement enrichissante. Rémi Labrusse, historien de l’art contemporain et professeur à Paris Nanterre, montre comment notre siècle est bouleversé par ce passé. Notre temps moderne a besoin de mémoire, notre culture occidentale nécessite l’apport des autres cultures, l’avenir commun requiert de ne pas oublier les racines les plus profondes et les arts ont trouvé dans cette nuit prolongée les outils pour créer un langage plastique qui en est l’écho. Tout ici se relie et se tient, philosophie, sciences, anthropologie, géologie, création artistique, et se renouvelle. Les noms se croisent, Cézanne et Giacometti, Giorgio De Chirico et Henry Moore, La Dame aux fauves (terre cuite du VIII-VIe millénaire av. J.C., d’Anatolie centrale) et la Baigneuse au bord de l’eau, de Picasso (huile sur toile, 1930).  

Dominique Vergnon    

Rémi Labrusse, Préhistoire, l’envers du temps, 23x28 cm, 100 illustrations, Hazan collection Beaux-arts, mai 2019, 240 pages, 39,95 euros

(à voir l’exposition actuellement en cours au Centre Pompidou, Préhistoire, une énigme moderne, jusqu’au 16 septembre 2019)

 

 

 

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