La Fontaine et Chagall, des mots et des couleurs

Ils sont nombreux ceux qui se sont essayés à rendre cet univers sans pareil des Fables de La Fontaine. Gustave Doré par exemple, qui a ravi des générations d’enfants par le réalisme des jeux d’ombres de ses planches, Jean-Baptiste Oudry, le peintre des scènes de chasse que Louis XV appréciait, Benjamin Rabier, le père de La vache qui rit et dont on retient l’inénarrable Gédéon.

Et puis Chagall, comme un météore qui arrive sur une planète et la conquiert. Il unit des mondes multiples, opposés, il met partout la magie de son talent. Les Fables sous son éclairage venu de l’enfance russe prennent un relief inaccoutumé. Chez lui on le sait, le violoniste rejoint le rabbin, les amoureux s’allient aux animaux, la Tour Eiffel voisine avec les isbas enneigées. Sous le regard de ce peintre qui est aussi poète et de ce poète qui met ses idées en couleurs, les textes de notre fabuliste ne pouvaient que retrouver une seconde vie, lumineuse, agile, drôle. Certains critiquèrent le choix, qui revint à Ambroise Vollard. Comment un artiste si étranger par ses origines pouvait-il rendre la finesse d’un écrivain tellement français? Erreur, entre les deux créateurs, l’alchimie des mots et des tons se fit naturellement. On le voit en détaillant ces gouaches.

Vollard avait d’ailleurs pressenti l’écueil. Quelle singulière fantaisie, ou plutôt quelle gageure, pour interpréter l’œuvre d’un génie si spécifiquement français, pour illustrer un Champenois, d’aller chercher un étranger ? Et si maintenant on me demande : Pourquoi Chagall ?
Je réponds : Mais précisément parce que son esthétique m’apparaît toute proche en un sens, apparentée à celle de La Fontaine, à la fois dense et subtile, réaliste et fantastique, écrivait-il le 8 janvier 1929. Ce qui a réuni La Fontaine et Chagall, c’est précisément ce qui donne à chacun ce style particulier, qui renverse les perspectives chez l’un et bouleverse les hiérarchies chez l’autre. Des animaux qui parlent, des chèvres qui volent. On comprend mieux cette fusion respectueuse du texte chez le peintre quand on cherche à voir comment il se fait le commentateur par les formes et les couleurs de ces impensables rencontres entre le loup et l’agneau, le lièvre et les grenouilles, le renard et les raisins, les pigeons et le soleil.
Attention, il ne faut jamais oublier que Chagall a gardé ce goût du merveilleux qui transparait dans toute son œuvre, sans oublier ses vitraux. Son cœur encore plus que sa tête est chargé des souvenirs de Vitebsk. Quand on relit son seul ouvrage, Ma vie, paru en 1923, on croît y lire, comme en filigrane, la trame de son affection pour ce monde des rêves, de l’imagination, de la fantaisie qui frappe parfois aux portes des nuits, d’une certaine pureté des sentiments qui n’excluent pas la dureté des actes. Voilà une phrase qui est révélatrice : Mon cirque se joue dans le ciel, il se joue dans les nuages parmi les chaises, il se joue dans la fenêtre où se reflète la lumière. La Fontaine n’est pas loin, qui se délectait dans la campagne à observer la fourmi et la belette.

 

Ce bel ouvrage est accompagné par un livret très bien rédigé par Ambre Gauthier, docteure en histoire de l’art et chargée du catalogue raisonné et des archives Marc Chagall. Elle explique les raisons de cette démarche, sachant que le choix initial de l’illustrateur reposait sur la capacité analytique de Chagall…qui lui permet d’être à la fois illustrateur et conteur, œil perçant et vision intérieure, gravité et légèreté, en saisissant l’essence et la profondeur même du récit.
Citons à nouveau le moraliste : Tant le naturel a de force qu’on lui ferme la porte au nez, il reviendra par la fenêtre. Deux naturels portés au plus haut de l’art.    

Associés, l’artiste et le conteur prouvent que les animaux sont des humains qui s’ignorent, à moins que ce ne soit l’inverse. La Fontaine n’aurait-il pas aimé voir un âne bleu face au lion devenu vieux, un coq vert perché dans un arbre, cette chatte à robe rouge métamorphosée par la magie de quelques caprices inventifs en une espèce de femme en amandes. Les deux comparses s’ils s’étaient connus, comme ils auraient ri de sans cesse nous surprendre. Citons La Fontaine : Chacun tourne en réalités autant qu'il peut ses propres songes. L’homme est de glace aux vérités, il est de feu pour les mensonges.
Cette centaine de gouaches, réalisée entre 1926 et 1928, a ceci d’inouï que Chagall donne aux poésies une dimension autre, réellement fabuleuse. La série sera exposée à Paris et Bruxelles, notamment. Le critique d’art André Tériade, comme il le fit pour Matisse ou encore Fernand Léger, l’éditera en 1952.

Dominique Vergnon

Ambre Gauthier, Les Fables de La Fontaine illustrées par Chagall, 130 illustrations, 190 x 235, Hazan, octobre 2019, 220 p.-, 35 euros, (coffret)

 

 

 

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