Léonard de Vinci ou la maîtrise de l’universalité

Génial, il l’est assurément ce fils, naturel selon certains, de Ser Piero da Vinci, qui, entré dans l’atelier de Andrea del Verrocchio en tant qu’apprenti, manifeste déjà des dons plus que surprenants. Piero lui-même avait compris très vite la force du génie de Leonardo, puisqu’il prit un jour quelques-uns de ses dessins et les porta à son excellent ami….Andrea fut émerveillé par des débuts si prometteurs…
Génial donc, au-dessus de tous et de tout. Mais le mot, employé maintenant de façon constante et le plus souvent pour des banalités, a perdu de son aura. Comme si pour donner l’étendue réelle du qualificatif, il fallait en ajouter encore d’autres. Pour Léonard, le sien est si grand qu’on parle de génie universel, unique, sans précédent.
Ce qui donne à l’artiste sa dimension de génie supérieur, c’est une qualité que deux auteurs, parmi les éminents contributeurs de ce magnifique ouvrage, mentionnent, à savoir cet esprit extraordinairement pénétrant et curieux qui caractérise l’artiste. Voilà peut-être pourquoi dès son enfance Leonardo va devenir ce géant avançant plus loin et plus vite que tous ses contemporains, dominant tous les sujets, peintre au-delà de ce qu’on voudrait voir, intelligent au point d’effacer le savoir des autres, doué d’une curiosité sans limites conjuguée à un talent qui se déploie en tout jusqu’au bout du possible. Une curiosité qui entre en profondeur, ne cède pas tant qu’elle n’a pas épuisé le thème choisi. Tenter de comprendre les secrets de ce monde vers lequel Catarina, sa mère, le pousse à peine né dans ce bourg du contado de Florence, posé sur les premières pentes du Montalbano, entre Pistoia et Empoli, voilà ce qui fait de Léonard de Vinci un être à part, indivisible, salué par tous depuis cinq siècles. Poussé par cette insatiable curiosité, il va ainsi s’intéresser à la botanique, à la minéralogie, au climat, aux remous de l’eau et à la giration des constellations, puis à l’architecture, à la géométrie, aux machines de guerre et à celles à polir les miroirs, puis à l’anatomie, aux drapés, à la manière de rendre plus belle les beautés de la nature qui l’entoure, à tout en somme, jusqu’au terme final.
Vers 1487, il dessine à la plume et à l’encre brune, quelques brins de violettes sauvages, sœurs des fleurs qui croissent au bord des précipices, sous les monts basaltiques et sur les rives désolées de la "Vierge aux rochers". Cette merveille de formes, nuances, ombres, découpe et finesse apparaît sur le quatorzième folio du Manuscrit B, le plus anciens de ses carnets. Il faut lire les explications d’un des deux commissaires de l’exposition du Louvre, Louis Frank, qui note que chez Léonard, les orientations de sa pensée se renouvellent sans cesse, sont personnelles et d’une ampleur incommensurable.

Ombre, lumière, relief, liberté, science, vie, les quelques cinq chapitres de ce catalogue qui accompagne la manifestation du Louvre, analyse avec une intensité inégalée jusqu’alors le pur diamant qu’est l’intelligence du peintre, un diamant dont chaque facette brille davantage à mesure que les recherches aboutissent et d’un éclat neuf sous les derniers éclairages apportés. On entre dans un champ mental qui semble n’avoir pas d’horizons, une soif de connaître que rien n’étanche, un bonheur de chercher et de créer qui ne s’épuise pas.
Un des points majeurs qui s’impose à l’intérêt du lecteur comme à celui du visiteur concerne ce qui a trait à La Bataille d’Anghiari. Déjà le site toscan, quand on le visite de nos jours, constitue un de ces lieux qui en impose par sa fierté mêlant l’austérité des briques recuites par le temps et l’ingéniosité des bâtisseurs qui ont épousé la colline pour la transformer en forteresse stratégique dès les débuts du Moyen-Age. En 1440, les Florentins affrontent les Milanais et les défont. Il faut suivre le contexte historique qui permet d’entrer dans le contexte esthétique. Les études de figures à la pierre noire, à la sanguine de Léonard suffiraient à prouver la violence du choc des armes, cette terribilità qui est une autre poétique de la ténèbre et de l’effroi.
On en oublierait l’heure à seulement détailler les études que le maître composa pour cet événement, rendant par la seule virtuosité de la pensée et de la main l’ahurissant tumulte militaire, la vitesse des assauts, l’énergie des cavaliers, la fougue des chevaux.
Le chapitre portant sur les draperies n’est pas moins dense et leur mise en miroir avec les mouvements des drapés du bronze aux inscriptions dorées de Andrea del Verrocchio, qui sut si bien peindre en sculpture, "L’incrédulité de saint-Thomas" (1467-1483), présent dès le début du parcours de l’exposition, prend tout autant que les autres rangs parmi toutes ces remarquables études de ce recueil. A cet égard, on peut admirer la splendeur de la Draperie Saint-Morys. Figure assise, exécutée vers 1475-1482 à la détrempe grise, rehauts de blanc sur toile de lin.

Lecture d’un bout à l’autre passionnante, enrichissante, faisant croître l’enthousiasme que l’on met à découvrir toutes les capacités de Léonard, guidant justement cet itinéraire de repérage dans son œuvre en allant de la douceur des drapés à la mélancolie des sourires des Vierges à l’enfant, de la complexité des concepts scientifiques au questionnement de l’inachèvement.
On s’attardera avec un plaisir renouvelé sur les pages consacrées à Léda, au Salvator Mundi, à celles qui traite de Saint-Jean Baptiste autant qu’à celles qui célèbre Cecilia Gallerani, à cette quête sans cesse reprise et jamais achevée des divines proportions, à ces calculs savants pour y parvenir, à La Cène, le chef d’œuvre que les années rongent à Santa Maria delle Grazie, à Milan, à cette cosmographie du monde intérieur, pour reprendre les mots de Marcel Brion, qui avait écrit en 1952 un livre paru dans la série Génie et Destinée.
Un livre à consulter avant d’aller voir l’exposition, à reprendre après avoir été au Louvre, à conserver dans sa bibliothèque.
Dominique Vergnon
Vincent Delieuvin & Louis Frank, Léonard de Vinci, 300 illustrations, 245 x 295, Hazan-Le Louvre éditions, octobre 2019, 455 p.-, 35 €
Musée du Louvre, jusqu'au 24 février 2020
On peut aussi lire la remarquable biographie romancée de Sophie Chauveau, L'obsession Vinci
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