Force et beauté de l’eau au Japon

Vagues, cascades, pluies, remous, rochers et torrents, elle coule, se répand, inonde, éclabousse  et jaillit, sous toutes les formes et dans toutes les forces possibles, preuve de la présence universelle des kamis, l’eau est reine au Japon. Divinité dès les origines, partout intervenant et toujours présidant aux événements et aux destinées, l’eau est le guide à vénérer dans cette longue fresque qui se déplie sur plus de 70 œuvres, signées des plus grands noms de l’art japonais de l’estampe, Utamaro, Harunobu, Hiroshige, Hokusai et quelques autres. Suijin, le dieu shinto s’allie ici avec les autres kamis, ceux du vent, des tempêtes, de la mer, des sources, des lacs, pour séduire le regard. Un proverbe japonais dit tout de cette énergie infime au départ qui génère peu à peu une vie immense, relie le ciel et la terre, parle des deux infinis, résume les liens oubliés, suscite admiration et reconnaissance : si vous cherchez la source du fleuve, vous la trouverez dans les gouttes d'eau sur la mousse.

Image célèbre entre toutes, ouvrant la suite des Trente-six vues du Mont-Fuji qu’Hokusai réalisa entre 1830 et 1834, La Grande vague au large de Kanagawa permet de mesurer combien l’eau représentait pour les artistes de l’archipel un sujet inépuisable, exploitable sans limites, sans cesse nouveau, auquel toutes sortes d’épisodes et de personnages pouvaient se raccrocher, s’intégrant dans les paysages de montagnes, accompagnant jour après les voyageurs, les pêcheurs, les bateliers, jusqu’aux jeunes femmes en kimono qui se promènent, pieds nus, le long de la plage de Futamigaura, élégantes et charmantes silhouettes auxquelles Utamaro ne cesse d’être sensible.

Autre image non moins connue, œuvre d’Utagawa Hiroshige, pratiquement contemporain d’Hokusai, l’Averse sur le pont Shin-Ohashi, instant fugitif où le pinceau saisit les nuages sombres, les passants courbés, la rivière grise Sumida à Edo, l’ancien nom de Tokyo, traduit les éléments déchaînés et les difficultés des hommes à lutter contre l’adversité naturelle juste à cet endroit de la ville. Elle constitue la 52ème vue des Cinquante-trois Stations du Tōkaidō, et inspirera Van Gogh qui avait découvert vers 1885 les merveilles et les surprises des estampes japonaises de l’Ukiyo-e, c’est-à-dire ce monde flottant et donc périssable. La confrontation entre les deux œuvres vaut la peine et révèle les génies respectifs des deux peintres.  

Suivant la main de Hokkei ou de Kuniyoshi, le lecteur peut découvrir comment ces artistes savent rendre la monumentalité et la beauté des tourbillons d’eau et la sensation froide de l’écume. Avec Hokusai et Hiroshige, il peut contempler ou plutôt et mieux encore, écouter les vertigineuses cascades. Il suit les labeurs quotidiens sous les intempéries et se promène dans des décors parfois saisissants. Autant de compositions dans lesquelles entrent tout les dons d’observation des peintres, leur talent pour suggérer les perspectives, inventer des cadrages inédits et créer des effets surprenants, leur goût des couleurs parfaitement agencées, contrastées, réunies autour d’un bleu de Prusse dominant, le nouveau pigment récemment répandu parmi eux après 1830, venu de Hollande, qui assure à chaque scène sa réalité vécue, donne profondeurs et nuances, des variations fines telles que l’œil averti des artistes peut rendre.  

On sait qu’une estampe est le fruit d’une collaboration étroite et parfaite entre le créateur, c’est-à-dire l’artiste lui-même, le graveur, l’imprimeur, l’éditeur, vraie chaîne de savoirs et de maîtrises qui permettra la diffusion de ces moments où triomphe l’impermanence des choses, pourtant grâce à eux fixées, animées, transmises. Comme l’écrit Jocelyn Bouquillard, responsable des collections d’estampes de la bibliothèque Sainte-Geneviève, l’eau est un sujet de prédilection pour les maîtres japonais. Chaque feuille dépliée, transcription très graphique du mouvement ondulatoire de l’eau par des lignes épurées et stylisées, est conforme à la tradition de la gravure japonaise.
 

Dominique Vergnon 


Jocelyn Bouquillard, L’eau par les grands maîtres de l’estampe japonaise, 73 illustrations, 121 x 175 mm, éditions Hazan, sous coffret avec cahier explicatif, mai 2021, 112 p.-, 22,95 euros

 

 

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.