Les chiffres et l’esthétique

Faut-il penser seulement au Nombre d’Or, à Phidias et à Léonard de Vinci, au Parthénon et à Le Corbusier, pour trouver la beauté idéale ?
Non, les nombres ordinaires qui sont pour Pythagore l’étoffe de l’univers ont chacun leur génie pour reprendre le mot de Robert Bared. Il le prouve avec brio dans cet ouvrage qui est non seulement passionnant à lire, remarquable d’érudition mais ouvre des perspectives multiples de réflexions et des découvertes complémentaires sans fin.
Dès le zéro, qui n’est pas que le rien et le vide, jusqu’au neuf qui est le nombre de la hiérarchie sous toutes ses formes, c’est à un constant dialogue entre peinture, littérature, histoire, religion, cinéma, société et architecture que le lecteur est invité. Les exemples pris dans tous ces domaines à travers les siècles et les pays montrent combien le chiffre est facteur d’équilibre, de rythme, d’élégance, de fantaisie, d’ordre. 
À tout créateur, le nombre ouvre un espace infini, une symbolique inépuisable, un vocabulaire de figures renouvelé au-delà de l’imaginable. L’art du nombre est un antidote contre la loi du nombre, note avec justesse l’auteur. Les exemples qu’il tire de toutes les cultures le confirment et relancent en ricochet la curiosité, le goût des comparaisons, le désir de comprendre le comment et le pourquoi de cette relation a priori non évidente entre nombre et art,  présidant à une véritable floraison de merveilles, de tableaux et d’édifices, de textes et de motifs, quelles que soient les époques et les lieux. Double encyclopédie donc, en termes de références et d’illustrations. Une belle manière d’entrer dans une autre intimité du monde. 

Après le 1absolu et créateur parfait, voici le 2 de l’altérité et du reflet, le 3 trinitaire, celui des triades et des dimensions, le 4 stable et des points cardinaux, le 5 de nos sens et de l’étoile, le 6 hexagonal, le 7 de la sacralité, le 8 des auspices et le 9 de la Béatrice de Dante. On suit avec un intérêt grandissant cette progression chiffrée pour constater que les chiffres gouvernent le visuel.
C’est une explication fine et précise des rapports entre notre regard souvent indifférent à cette ordonnance et la façon dont les peintres notamment en ont extrait le sens pour créer une achèvement optique incroyable parfois, à la fois fondé sur la nature et sur l’esprit d’imagination et sur le besoin de lumière. Les Quatre Ages de l’homme de Valentin de Bologne (1626), les 7 têtes de l’Hydre de Lerne et des Mercenaires, le joyeux duo d’Arlequin et Pierrot de Derain (1924), les six Bourgeois de Calais de Rodin (1889), les deux confondantes Dames Cholmondeley (1600-1610), parmi quelques exemples, donnent au rôle du nombre des renvois spectaculaires.

Robert Bared a puisé dans les trésors civilisationnels de l’humanité pour inviter nos attentions à voir comment le nombre est source inépuisable d’art. Il a exploré la diversité de l’intelligence de tous ceux qui au long des siècles ont peint, construit, écrit, fabriqué, ajusté, ce savoir infini qui adapte et innove, relit aussi bien que relie le passé et le présent. Il renvoie les images à des philosophies et des croyances, des désirs et des hommages, des textes et des décorations.
Il va plus loin encore en dépassant cette chaîne de numéros qui est à la base de tout calcul. Il suffit de penser au 12 et le Zodiaque, au 24 des heures de notre journée, aux 40 voleurs d’Ali Baba,  au 999 qui est le chiffre des appels à Scotland Yard, aux 1001 nuits du conte arabe et au 1003 des amours de Don Juan, le fameux mille e tre que Leporello chante avec bonheur. Et il y a beaucoup d’autres propositions insoupçonnées !

Des Masques jumeaux (Baoulé, Côte d’Ivoire) aux Trois Grâces de Raphaël (1505) en passant par les 4 prodigieuses tours aux dômes turquoise du Tchor Minor de Boukhara, en Ouzbékistan et les 7 arcades de l’Opéra de Paris, sans oublier les mousquetaires dont on connaît le nombre et les muses dont on ne l’ignore pas, c’est à une longue et belle aventure que ces pages convoquent. Désormais, il est permis de penser que notre concentration devant un tableau ou un monument sera attirée par cette curieuse et nécessaire union par nature improbable.

 

Dominique Vergnon

Robert Bared, L’art et le nombre, 100 illustrations, 222 x 170, éditions Hazan, avril 2021, 200 pages, 29,95 euros

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