Marcher à la japonaise

C’est assurément à cet équilibre subtil entre tradition et modernité, à son aptitude rare à assimiler la nouveauté et à préserver son passé que le Japon doit sa puissance et sa spécificité. D’où la fascination qu’il possède encore aujourd’hui pour les étrangers qui le visitent. Ainsi d’un domaine dont le touriste qui, empruntant  une de ces autoroutes qui sillonnent l’archipel ou monte dans un train ultra rapide qui relie les grandes villes entre elles, ignore qu’il est sur une voie historique.
Les réseaux contemporains suivent en effet les anciens tracés des Kaidō, les longues routes qui, datant de l’époque d’Edo (1603-1868), traversaient d’ouest en est le pays. Cinq d’entre elles, les Gokaido, étaient plus importantes que les autres. Outre naturellement celle de faciliter la circulation des populations et des marchandises, ces voies avaient d’autres fonctions, avant tout politiques.
La plus connue sans doute est celle du Tōkaidō qui aboutissait à Kyoto, ville où siégeait alors l’empereur et que le grand maître de l’estampe Hokusaï a rendue célèbre. A la suite de Moronobu, un des fondateurs de l’ukiyo-e, ce vaste mouvement artistique du « monde flottant », il relate les charmes de cette voie sacrée.

Deux autres artistes ont également décrit sur le papier un autre axe majeur, le Kisokaido qui menait par le nord à Kyoto. C’était un itinéraire assez différent des autres, notamment de celui du Tōkaidō, plus plat, plus côtier, plus rapide, en raison des montagnes à franchir par des cols escarpés, surtout en hiver, offrant de ce fait davantage de décors pittoresques. Quittant Tokyo, toujours par le pont de Nihonbashi, point névralgique à partir duquel se mesuraient en ri, environ 3,930 km, les distances, les voyageurs s’engageaient dans une randonnée qui paraît maintenant aussi fascinante qu’épuisante.

 

Keisai Eisen (1790-1848) et Utagawa Hiroshige (1797-1858), les deux artistes qui illustrent chacune les stations du Kisokaido rivalisent de verve, de finesse de traits, d’observation et d’ingéniosité esthétique pour rendre les paysages, les intempéries, le temps qui passe lors des haltes à l’auberge.
On suit du matin au soir ces infatigables marcheurs au cours des saisons dont la végétation souligne le passage, sur les rivières à bord des bacs, confrontés aux embuches et aux surprises, arrivant dans des villages assoupis. Les pèlerins, samouraïs, portefaix, bûcherons, marchands se croisent, les fonctionnaires qui se rendent à leurs affaires saluent les familles qui se déplacent en petites cohortes. Keisai Eisen a le don de saisir l’instant ténu des existences, il aime les détails qui renseignent, les arbres qu’il place dans un angle pour accroître la perspective.
Hiroshige, en maître accompli de la composition, accentue certains reliefs pour donner de la profondeur à ces vues, il colore mieux que quiconque les lacs et les villages, il anime comme un magicien ces silhouettes pressées, il n’hésite pas à zébrer le ciel de vols d’oies, il choisit des cadrages qui bousculent la vision ordinaire. Siestes, pique-nique, bagarres, feux la nuit, échanges parfois marqués par l’humour, rien qui ne soit une invitation à parcourir comme tous ces natifs cette incroyable route où chemine la diversité d’une société laborieuse.

Parcourir estampe après estampe cette enchaînement de relais est un enchantement. Comme un long accordéon de scènes et de petits théâtres, le voyage se déplie en couleurs étape après étape. Nous voici littéralement plongés dans ce Japon de jadis, dans un temps aussi délicieux qu’aventureux, flânant le regard admiratif devant l’immense talent des deux artistes qui nous font côtoyer un quotidien révolu.

Dominique Vergnon

Anne Sefrioui, Hiroshige  Les soixante-neuf stations du Kisokaido, 174 x 245 mm, illustrations, Hazan, octobre 2021, 286 p.- dans un coffret, 35 €

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