Nouvelles images du Japon

En 1956, il avait reçu le titre rare, insigne et convoité au Japon de Trésor National Vivant. Son nom est peu connu, voire totalement inconnu bien que des millions d’amateurs des shin hanga apprécient ces nouvelles gravures qui, grâce à lui, ont lancé le renouveau pictural du Japon au XXe siècle.
Son nom traverse en filigrane cet ouvrage élégamment illustré, il appartient à l’histoire artistique japonaise, il rayonne au-delà des frontières du pays comme en témoigne les rencontres qu’il fit notamment avec deux artistes dessinateurs de talent, l’Anglais Charles William Bartlett et l’Autrichien Friedrich Capelari, qui l’un et l’autre voyagèrent au Japon dans les années 1910-1915. On peut imaginer la richesse de leurs échanges !
Influent, entreprenant, saisissant mieux que quiconque les mutations survenant dans son pays et les accompagnant, connaissant la valeur des habitudes locales tout en sachant regarder hors des frontières et mesurant de ce fait l’utilité de s’ouvrir à la clientèle étrangère, publiant des reproductions de haute qualité d’estampes des grands maîtres des XVIII et XIXes siècles, Watanabe Shozaburo (1885-1962) est le véritable fondateur d’un style qui va renouveler celui des estampes traditionnelles et révolutionner l’ensemble de leur production et de leur diffusion. Entre les artistes et les imprimeurs, il est le lien essentiel, fondamental. Sous son impulsion, ce qu’on appelle le mouvement shin hanga est lancé, reposant sur une double force, un nouveau langage stylistique et formel, le maintien d’exigences techniques élevées.
De plus, Watanabe Shozaburo organise des expositions-ventes aux États-Unis qui sont des succès, et aujourd’hui encore, sa société imprime toujours des estampes à partir des planches originales gravées il y a entre 50 et un peu moins de 100 ans, écrit Chris Uhlenbeck.

En huit chapitres qui partent des débuts de cette épopée, soit vers 1906, et aboutissent à la modernité, autour des années soixante, l’histoire du mouvement shin hanga se déroule dans une belle suite d’images qui ne peut manquer de réjouir le lecteur.
Tout en suivant cette ligne esthétique propre au Japon et particulièrement séduisante si le regard s’ouvre à cette manière de saisir jusqu’aux plus minces détails, la facture personnelle de chacun des artistes qui participent à ce mouvement apparaît clairement et se manifeste dans l’évolution des sujets, du traitement des couleurs, des cadrages, avec des finesses d’observation d’une grande subtilité.
On notera l’importance de la fracture apportée par le tremblement de terre du 1er septembre 1923, terrible catastrophe naturelle qui détruisit une bonne partie de Tokyo, fit plus de 100 000 morts. C’est à cette dramatique occasion que l’entreprise de Shozaburo fut rasée, les stocks d’estampes déjà produites et les planches furent perdus ainsi que le note l’auteur.

Douceur des paysages de campagne (Bord de la rivière Tama, le soir), infinité des équilibres entre la mer et la montagne (Les pins de Miho), labeurs quotidiens, maisons sous la neige ou sous une lune brillante, femmes devant leur miroir se maquillant ou se peignant, beaucoup vêtues de leurs somptueux kimono, visages profondément expressifs des acteurs du théâtre kabuki (Nakamura Ganjiro dans ses divers rôles), oiseaux dans la splendeur de leurs plumages, animaux surpris dans leurs activités furtives, vie nocturne où les signes de la modernité se font chaque fois plus évidents, comme ces néons qui illuminent Ginza, la célèbre avenue de la capitale, toutes ces scènes se caractérisent à la fois par une rare sobriété des lignes, la précision des gestes et des attitudes, l’harmonie des couleurs que les contrastes renforcent, une haute qualité d’impression.
C’est autant la réinvention de l’héritage des grands maîtres d’hier que sa suite et son prolongement qui est abordée dans ce livre. Ce qui frappe toujours dans ces estampes, c’est la façon si identifiable du génie japonais de rendre l’instant visible grâce à la minutie des notations qui le font exister, soulignant le passage éphémère du temps, et donc rappel de l’autre mouvement, ukiyo-e, c’est-à-dire image du monde flottant, qui triompha durant l’époque d’Edo (1603-1868), et offre une merveilleuse narration sur l’impermanence des choses.
Parmi les nombreuses illustrations, on peut signaler celle qui montre le pont d’acier construit en 1912 qui remplaça l’ancien pont Shin-Ohashi qu’Hiroshige avait immortalisé sur une de ses estampes et que Vincent van Gogh reprit à l’huile. L’œil est littéralement capté par le saisissant effet de pluie, les lumières qui s’estompent dans la nuit, le dos courbé des piétons et le tireur de pousse-pousse qui se pressent sous la rude averse. L’artiste, le graveur, l’imprimeur et l’éditeur rivalisent ici d’ingéniosité, de maîtrise des techniques et de sens poétique.

Dominique Vergnon

Chris Uhlenbeck, Shin hanga. Les estampes modernes du Japon. 1900-1960, 350 illustrations, 242 x 298 mm, Hazan, septembre 2022, 224 p.-, 35€

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