Méditations dans l’espace japonais

Riche et ample de sens, répondant bien à son génie insulaire, la notion de l’espace-temps au Japon ne s’appréhende pas facilement, elle déroute la réflexion, elle est une synthèse des infinis, elle veut être autant une discipline mentale qu’une liberté de vivre. Elle s’exprime par un seul mot, ma. Si le ma se réfère aux objets, aux éléments essentiels, il concerne aussi la philosophie, la musique, l’architecture, la création artistique, et sans aucun doute l’esthétique dans son ensemble.
Temps et espace fusionnent et se respectent. Le temps écoulé stagne s’il poursuit sa route sans entrave. Alors que quand il est interrompu, purifié et appelé à renaître, il est vraiment vivant. Ce qu’on appelle le ma est ce laps de temps, cette coupure, cet écho au cours duquel on se rappelle qu’on est en vie*. La littérature et la poésie japonaises évoquent constamment ce concept qui croise chaque instant avec chaque endroit, les relie en les séparant, qui inspire l’esprit autant qu’il anime l’intelligence.  
Dans ces lieux de haute spiritualité qui sont présentés dans ces deux ouvrages, penser et cheminer avec ce terme de ma en tête pourrait être le meilleur moyen de ne rien perdre des fééries que les artistes japonais ont voulu traduire sur leurs estampes. Ce qui est inventé, construit, créé, élaboré au Japon s’intègre dans une totale harmonie à ce qui naît de la nature. Ainsi les temples, les sanctuaires et les pagodes se fondent dans les collines, parmi les arbres, en bordure des rivages, et les jardins semblent être l’aboutissement parfait et idéal de toutes les séductions que l’homme peut composer en partant du sol quand il sait à la fois utiliser et respecter l’ordre naturel. En toute saison, les jardins et les lieux de prière se situent à cette double jonction. Anne Sefrioui emploie deux mots qui résument cette démarche et en ouvrent jusqu’à l’illimité les dimensions : révérer et façonner. Elle écrit que le jardin est un champ spirituel où l’homme peut se fondre dans le grand cycle universel et y participer à son tour.

Dans ces espaces où les pensées s’écoulent aussi simplement que guidées par l’eau, le végétal et le minéral, les artistes invitent le regard et les pas à avancer en méditant, sur la durée qui se suspend et qui pourtant s’écoule, sur l’espace qui est étroit et semble sans bornes visibles, sur la vie qui renaît quand la floraison s’est achevée, sur la tradition qui se conserve et le renouveau qui en renouvelle la portée. Les femmes sont les reines de ces jardins. Elles arrosent, hument, admirent les camélias, les pivoines et les lotus.
De même pour les édifices dont Jocelyn Bouquillard parle avec une identique dévotion à leur beauté, invitant le lecteur à franchir les mon et les torii, afin de pénétrer dans ces enceintes sacrées et vénérées. La pagode par exemple a  un rôle de reliquaire et sa flèche dressée au-dessus de l’édifice entre le monde terrestre et le ciel symbolise l’ascension spirituelle vers la pureté écrit il. Les estampes ukiyo-e témoigne de cette symbiose entre l’homme et la nature, et les lieux sacrés se sont bâtis au départ à la frontière entre le monde des hommes et celui des dieux.
Les artistes ont toujours privilégié ces endroits de paradis, propres à entretenir les contemplations et les retraites. Hokusai, Hiroshige, Kunikazu, Harunobu, Mizuno, parmi d’autres, sont les auteurs impérissables et virtuoses de ces épanouissements de corolles et des pétales, de ces élévations de toits et de colonnes, comme si les jardins et les temples les avaient incités au dépassement de leurs talents pour faire partager leurs émotions à qui s’arrêtent devant ces occasions de rêverie et leur portent attention et patience. Des noms de maîtres qui figurent en bonne place dans ces deux ouvrages, d’une finition parfaite l’un et l’autre et similaires dans leur présentation en accordéon afin de permettre au lecteur de parcourir les œuvres une à une.  

* "Les limites du ma, retour à l'émergence d'un concept japonais",  Michael Lucken

Dominique Vergnon

Anne Sefrioui, Les jardins par les grands maîtres de l’estampe japonaise, 122x176 mm, Hazan, mai 2023, 113 p.- illustrées, 24,95 €
Jocelyn Bouquillard, Temples, pagodes et sanctuaires par les grands maîtres de l’estampe japonaise, 122x176 mm, Hazan, mai 2023, 113 p.- illustrées, 24,95 €

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.