Henri Michaux, À distance, mais toujours avec élégance

Henri Michaux (1899-1984) fut-il bien là, un jour, ne passa-t-il pas plutôt parmi nous comme une comète égarée, lui qui peinait à se sentir humain, proche de nous, en parenté. Il serait alors le fruit d’un égarement, posé ici-bas par le doigt mesquin d’une fée indisposée qui voulut se venger en sortant des limbes celui qui n’avait jamais demandé à subir un tel sort. Alors, entre les choses et Michaux, entre les êtres et Henri, un abîme se creusera que viendront habiter peurs, cris, rires et insomnies pour tenter de peupler ce vide dont la Nature a horreur.

 

S’excluant volontairement du magma qui l’insupporte, Michaux favorise sa lucidité envers et contre tout – et tous – affirmant sa singularité dans le jaillissement de la lumière que son intelligence si affûtée lui révèle quand elle ne foudroie pas le temps d’une décision sans appel. Il ira dans l’affrontement et s’autorisera toutes les expérimentations, puisque chaque pensée est une arme de combat. Il pourfendra les nuits sans fond, se perdra dans des colères silencieuses et mènera ses révoltes invisibles entre mémoire et cœur. Mémoire violente et cœur affolé souligne André Velter qui rendit hommage au poète à l’occasion du trentième anniversaire de sa mort, le 19 octobre 2014. Une date qui offrit à la collection Poésie/Gallimard l’occasion de publier À distance et de rééditer Moments – Traversées du temps qui paru en 1973 dans la collection Le Point du Jour et fut, par la suite, repris en collection Blanche en 1988.

 

Venant, partant, sans frontières, obstacles fluides à tout parachèvement, détachant et se détachant sans enseigner le détachement,

Moment, bruissements, traversées du Temps.

 

L’impression de bric-à-brac qui pourrait vous saisir ne sera pas fortuite, nous sommes bien en présence d’un chantier permanent, comme le fut l’œuvre de Michaux se constituant, de son vivant, à coups d’hésitations et de ratures, jamais totalement satisfait, biffant, jetant beaucoup, détruisant aussi au hachoir toute esquisse dès qu’elle était dactylographiée, bras d’honneur silencieux aux futurs chercheurs en nombrilisme, archivistes pédants et autres collectionneurs de manuscrits. Michaux refusait de fournir à la demande et avait le goût de la place nette.

 

[…]

Et même la population d’ici, je ne me suis pas promis à elle

un jour viendra, je la laisserai derrière moi

je la renierai

je l’abandonnerai

 

Il faudra qu’elle fasse place

 

Ce livre est donc venu d’outre-tombe, à distance du poète, grâce au travail de Micheline Phankim et Anne-Elisabeth Halpern qui ont repêché ces inédits d’un oubli ridicule. Cahin-caha le lecteur s’aventurera dans un monde bancal où chaque mot est déchirement dans la verticalité de sa définition déformée. Le poète s’ingénie donc à transfigurer un sens premier que l’œil inviterait quand l’oreille tend vers ailleurs, indomptable comme l’âme de Michaux. D’ailleurs, pour Jean-Michel Maulpoix, [son]être […] donne ainsi le sentiment d'une privation, d'une inadéquation foncière entre soi et le monde, d'une division intérieure intolérable. Il se trouve sans cesse aux prises avec une agitation intestine de figures contradictoires.

 

Ça le soursouille, ça le salave

Ça le prend partout, en bas, en haut, en han, en hahan.

Il pâtemine. Il n’en peut plus.

 

Accompagnant avec la distance nécessaire cette ode immatérielle à l’imminence d’une catastrophe annoncée, Henri Michaux peint allègrement la fantaisie dont il a fait sienne le pourtour de sa poésie. Et c’est à l’angle droit de l’avant-dernière page que l’on sait qu’il y aura une suite, cette Annonciation en contrepied absolu tant sa fulgurance joyeuse surprend. Un poème extraordinaire, surtout en miroir de l’œuvre, porteur d’une félicité amoureuse dans une architecture harmonieuse bâtie sur ces trois piliers qui semblaient pour Michaux si contradictoires et impossibles à lier : sensorialité, sensualité, spiritualité.

Arrivé sous sa plume durant l’été 1964, ce chant d’une grande inventivité s’est taillé une place imprenable s’enivrant dans le souffle des mots pour mieux s’extraire du normatif et favoriser la seule ferveur de l’embrasement. Henri Michaux osa, cette fois, dire oui à une joie sans ombre, à un plaisir sans défense.

 

[…]

Elle a le pouvoir des courants

fluide,fruit, ciel d’enfant

princesse sur une natte

Nous avons les relations de l’argile et du potier

mais le potier, argile à son tour

est modelé

remodelé

Changés ainsi, échangés

sans cesse nous échangeant le monde,

nous allons

 

[…]

 

Le Livre de Vie à présent s’ouvre sur ses prunelles

visage, port aux nombreux vaisseaux

et il donne sur le large

où je m’enfonce

d’où je reviens

pour qu’à nouveau en elle j’appareille

 

 

François Xavier

 

Henri Michaux, À distance suivi de Annonciation, Poésie/Gallimard, octobre 2014, 180 p. – 7,90 €

 

Henri Michaux, Moments – Traversées du temps, Poésie/Gallimard, octobre 2014, 180 p. – 7,00 €

 

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