Mélancolie d'Emmanuel Berl

D'Emmanuel Berl (1892-1976), les esprits chagrins et moralistes retiennent parfois les deux discours qu'il a réécrit pour le Maréchal Pétain dont on gardera cette phrase magnifique, "la terre ne ment pas", tout en oubliant qu'il est né dans une famille juive et que l'antisémitisme lui était foncièrement étranger, lui qui était avant tout pacifiste. Les lettrés plus fins connaissent cette oeuvre délicate et hors du temps, cette prosodie soignée d'un homme qui fut le protégé de Proust, l'ami de Drieu La Rochelle (qui en fait le portrait dans Gilles), de Cocteau, de Breton et d'Aragon. Mais, pour la plupart, il reste largement oublié, malgré la beauté formelle d'une œuvre comme Sylvia qui interroge la nature même du bonheur amoureux. Qu'on oublie Bourbon-Busset, soit, mais Berl !

Et Henry Raczymow livre avec Mélancolie d'Emmanuel Berl un bel essai où d'abord il pose son personnage comme un mineur, c'est-à-dire un écrivain dont la proximité peut-être réelle, fraternelle, entre écrivains — sans doute par pudeur Raczymow préfère-t-il modestement se ranger aux côtés d'un mineur plutôt que de regarder au ciel la figure de quelque immortel... Raczymow renoue avec un "infréquentable", après avoir consacré une magnifique étude biographique à Maurice Sachs, mais passe d'un lâche à un absent, car Berl va toujours s'esquiver au moment de choisir et faire profil bas plutôt que de se vanter, jugeant sa vie et sa littérature par une manière de penser proche du quiétisme de Fenelon par lequel il va finalement s'excuser de n'être qu'un médiocre, mais plut-il à Dieu que je fusse autre !

Aussi mineur soit-il, cependant, Berl n'est rien moins qu'un témoin privilégié du XXe siècle, il l'a traversé de part en part aussi bien en politique, en littérature qu'en chansons (par sa femme Mireille, avec laquelle il fuit en 1941...). C'est bien sûr ses errements politiques, ses revirements, ses hésitations à jamais vraiment prendre son parti ni trahir la mémoire de ses amis.

"Comment s'étonner alors d'un Berl soumis, dès son plus jeune âge, à un constant “principe d'incertitude“ ?"

Berl, c'est l'homme qui  calmement se met de côté, et laisse le monde s'imprégner de sa seule inexactitude. Il est égal à lui même toujours, ses refus de choix sont sa manière de vivre, son propre rythme, au risque de "l'illisibilité" que Raczymow ne cherche pas à voiler. Il n'oppose aucune vaine compassion à son personnage, il l'étudie posément et n'esquive aucun écueil. Seule demeure l'impossibilité de le saisir tout à fait. Même cet écueil du compagnonnage avec le régime de Vichy n'est pas tu, ni son étonnante ataraxie pérenne qui sera, pour ainsi dire, la marque de son caractère

Mélancolie d'Emmanuel Berl est un essai biographique et dresse le portrait touchant d'un homme qui, toute sa vie, a chercher d'abord "à aller vers lui-même", quitte à virer de bord, à se tromper, et sans jamais être péremptoire. Pas un génie, mais un bel esprit, un homme malin. Pas une œuvre, mais de très beaux textes, de belles pensées. Pas un grand écrivain, mais un homme qui a toute sa vie essayé de ne pas faire de choix, ni de carrière. C'est cela, sans doute, dont Raczymow a la mélancolie, d'un homme qui avance sans ligne de carrière, qui tâtonne sa vie au fil des ans, dont la fragilité humaine touche. Et c'est ce qu'il parvient à faire, donner au lecteur le portrait d'un homme complexe et simple à la fois, dans une langue délicieuse et toujours vive. Gageons qu'il parviendra à rendre un peu de lumière à Berl, qui ne mérite pas d'être oublié.


Loïc Di Stefano

Henri Raczymow, Mélancolie d'Emmanuel Berl, Gallimard, octobre 2015, 205 pages, 18,90 eur
Aucun commentaire pour ce contenu.