Berl, Bouilhet, Renard : Mélancolie d'Henri Raczymow : entretien

A l'occasion de la publication de son portrait littéraire Mélancolie d'Emmanuel Berl, rencontre avec Henri Raczymow, écrivain délicieux qui publie une oeuvre à la fois romanesque et personnelle et donne des portraits justes et pointus d'écrivains réputés mineurs (Louis Bouilhet, Maurice Sachs), et de temps à autres reviens avec bonheur à sa Bible, son absolu : Marcel Proust. 


- Pourriez-vous nous donner votre définition de la mélancolie ?

Il y aurait une définition psychiatrique, une autre freudienne (liée au deuil difficile ou impossible). La mélancolie, pour moi, c'est l'état d'âme de qui aspire à un idéal, à un rêve, à un désir, dont il sait qu'il ne l'atteindra jamais. Alors, cela reste une frustration qui le rend triste au fond de lui. Mais il peut très bien feindre de l'oublier, de se vouer à une apparente effervescence, et même à la vie comme tourbillon, lui sait très bien ce qu'il en est, au fond de lui donc, à l'insu des autres. Voilà : une tristesse. S'agissant de Berl, j'ai tenté de montrer qu'il y a eu, très précocement chez lui, une injonction de la part de sa mère Hélène Berl née Lange, à ressembler à Emmanuel Lange, son frère (l'oncle de Berl), brillant jeune homme agrégatif de philosophie, mort à 23 ans de la tuberculose. Et c'est à quoi Berl s'est refusé, car au fond il refusait la mort, ce qui est bien compréhensible. Ce faisant, il trahissait sa mère tant aimée. Là s'origine, selon moi, la mélancolie congénitale d'Emmanuel Berl. Elle est liée à un double bind : une double contrainte, une double et contradictoire impossibilité.


Mais n'y-a-t-il pas aussi de votre part une mélancolie d'une certaine littérature incarnée par Berl, et dont votre livre serait une tentative de témoignage ?


Ah ma propre mélancolie ! Mais pour êtes un vrai médium ! Oui, bien sûr, c'est un sentiment qui m'est proche. D'ailleurs est-ce qu'on peut écrire sur un écrivain sans empathie, sans traits communs. Alors, oui, ma propre mélancolie est poreuse à celle que je pressens chez Berl en le lisant : son rapport au passé révolu, à ce qui est révolu en général, aux personnes, aux amours, à des désirs anciens qui n'ont plus de sens, aujourd'hui, pour nous, etc. Thèmes proustiens par excellence, comme on sait. Il y a aussi beaucoup de mélancolie chez Proust, tristesse dûe aux choses qui s'enfuient, qu'on ne peut rattraper...


Vous alternez vos sujets d'études entre d'un côté Proust, votre grande figure littéraire, et de l'autre des figures absolument anti-proustiennes, comme Maurice Sachs et Emmanuel Berl aujourd'hui. Est-ce pour mieux "respirer" entre deux plongeons dans l'absolu ?

D'une certaine façon, vous avez raison. C'est pourquoi je commence mon livre en disant que j'aime les "mineurs" ou ceux considérés comme tels. Proust, c'est pour moi ce que la Bible représente pour les protestants et les juifs : la référence ultime, en effet l'absolu. Mais nous autres, simples mortels, devons trouver des modèles ou des anti-modèles plus "traitables", dont la vie et l’œuvre peuvent faire écho, susciter des comparaisons, représenter des exemples ou des contre-exemples, renfermer des traits de névroses où l'on peut se reconnaître. Et qui nous donnent à lire, ponctuellement, quelques belles pages. Si c'est une œuvre absolument géniale de 4000 pages, n'est-ce pas, on reste écrasé ! J'aime que les écrivains soient aussi des hommes et des femmes ordinaires. Ordinaires en apparence bien sûr. Proust, en revanche, n'existe pas en dehors de son être-écrivain. Cocteau disait de lui que même son snobisme, réel, n'existait qu'au service de son œuvre, son work in progress.


- Ce statut de "mineur" ne suffit pas à justifier de votre intérêt pour Berl, qu'a-t-il de plus que les autres mineurs pour vous ?


Question pertinente ! Il y a "mineurs" et "mineurs". Un mineur peut être un artiste qui échoue en regard de ses ambitions. Cela peut être aussi quelqu'un de grand talent mais qui simplement n'ambitionne pas d'un un "grand écrivain", d'être "Chateaubriand ou rien". Jules Renard (tel qu'il apparait dans son Journal), Maurice Sachs (tel que sa vie même en témoigne), Louis Bouilhet (tel j'ai tenté de le cerner dans l'essai que je lui ai consacré), Berl enfin, ne sont pas identiques, loin s'en faut. C'est de comprendre leur psyché singulière qui m'a retenu tout au long de ma démarche. Chez Berl, il y a le désir d'être aimé (comme chez Sachs aussi). Un grand écrivain n'a pas cette motivation. Il veut fasciner, c'est autre chose. Comme dit Sartre dans les Mots, il veut se situer ailleurs, être "autre que tout", extraterritorial. Il ne cherche pas le succès, mais la gloire... On est dans une autre dimension. 


Revenons sur Sachs : quel point commun avec Berl sinon d'être né dans une famille juive ?

Il est vrai qu'ils appartenaient tous deux à des familles israélites parisiennes. Je dis bien "israélites" et non pas "juives". Car ces israélites-là n'existent plus. Ils venaient en général d'Alsace, s'étaient fixés à Paris, appartenaient souvent à l'élite intellectuelle française. Ils étaient déjudaïsés, ne fréquentaient guère la synagogue, étaient l'objet de l'hostilité antisémite qui régnait si fort en France (et ailleurs), depuis l'affaire Dreyfus jusqu'à Vichy... Mais là s'arrête la comparaison. Sachs naît dans une famille disloquée, peu scrupuleuse moralement, et il tournera mal assez vite. Rien de tel chez Berl, qui est quelqu'un de très droit. Et puis Berl est fortuné, Sachs qui aime le luxe avec frénésie, est sans cesse à la recherche d'argent, et il est prêt à tout pour s'en procurer.


- Finalement, ne faites vous rien d'autre qu'interroger la judéité des écrivains auquel vous consacrer votre temps ?

Oui et non. Je travaille sur des écrivains que je prétends bien comprendre. Par exemple Jules Renard, que je sache, n'est pas juif. Non plus que Louis Bouilhet, l'alter ego de Flaubert, à qui je consacre un livre entier. Mais je me trouve des points communs avec eux. La judéité est un des aspects de Sachs ou de Berl. Et de Proust aussi! Alors, cet aspect-là me concerne. Mais c'est un aspect parmi d'autres. C'est pour moi, parfois, une façon comme une autre d'entrer dans le personnage. Cela aurait pu être une autre porte. 


Cette judéité permet quand même de rendre "fréquentable" des "salauds", question qui ne se pose pas pour Bouilhet ni Renard.


Il y a deux sens au mot "salaud". Maurice Sachs, à partir de l'Occupation, devient un salaud, au sens courant du terme. Sa judéité, dès lors, ne le disculpe en rien. Sans compter son engagement dans la Gestapo, à Hambourg, quand en 1941, à Paris, il soutire de l'argent à des Juifs pour les faire passer en zone libre, et qu'il les laisse tomber, ce comportement est inqualifiable. Violette Leduc nous a parlé de ça dans ses livres...



On a l'impression que vous cherchez, en lisant, à extraire la part d'humain de chacun, sa "part commune", et qui est surtout chez vous une faiblesse plutôt qu'une force. Pourriez-vous dire que Berl est "tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui" (pour reprendre Sartre) ?

Là encore, oui et non. Le fait que je travaille sur des "mineurs", c'est en effet pour me les rendre plus humains, plus proches, moins écrasants. Mais cela ne fait pas d'eux ipso facto des êtres ordinaires. Quelqu'un qui aspire à quelque reconnaissance par ses contemporains au moyen de l'art m'a toujours semblé, à tort ou à raison, un peu au-dessus du lot commun. Qu'il réussisse ou qu'il échoue dans cette entreprise. Mais l'entreprise me semble toujours belle. Et même s'il échoue, cet échec me semble digne d'intérêt. Mes "héros" : Jules Renard, Bouilhet, Sachs, Berl, d'une certaine façon échouent. C'est cet échec que j'ai voulu chaque fois étudier, tenter de comprendre.


- Vous avez peur de votre propre échec ? est-ce la possibilité d'échouer à rendre compte de votre sentiment littéraire qui vous pousse à la fréquentation de ces échoueurs magnifiques ?


Ah vous me percez encore à jour ! Je ne peux rien vous cacher. Oui, l'échec (réel ou subjectif) est un sentiment qui m'habite. C'est pourquoi je suis si sensible à cette dimension chez les autres. C'est une dimension humaine qui semble aussi intéressante à explorer que la réussite. Pourquoi on devient Flaubert, pourquoi on reste un Bouilhet, c'est une grande question !


- Quel est votre prochain projet, un roman ou un portrait littéraire ?


Plusieurs projets. D'abord un volumineux Cahier de l'Herne sur Maurice Sachs, à paraître à la rentrée de septembre. Un ouvrage (collectif) pour lequel je me suis beaucoup investi et dont je suis plutôt content. Parallèlement, j'achève deux petits livres autobiographiques. Le premier, "Ta fenêtre au jour" parle de mes parents et de mes grands-parents, encore une fois! à l'époque qui a précédé ma naissance ; juste après la guerre.Le second répond à une sollicitation de deux amies, Marie-Claude Char et Michèle Gazier, éditrices des éditions des Busclats, qui m'ont demandé de "faire un pas de côté". C'est ce que  je vais faire en revisitant une ancienne correspondance... Cela s'appellera sans doute : "D'un écrit vain"...


Propos recueillis par Loïc Di Stefano


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