Montherlant ou l'indignation tragique

Un livre rare, un maître de prose



Avant que Philippe de Saint Robert ne devienne l'ombre bienfaisante à qui tous les jeunes gens avides de beauté platonicienne, cette grâce unie à Justice et Vérité, iront demain demander une leçon de grandeur, il serait bon de lire, relire notre contemporain, lui rendre les honneurs que l'Académie française, occupée d'autres gloires que celles dont elle tient sa renommée, lui a refusés. La vieille dame du Quai Conti se veut, la faute à ses rivales, Célimène. Aux « vieillards » désormais, la garce refuse l'accès de son salon. Ce serait donc aux jeunes gens, aux Cosaques du monde annoncé et de la guerre qui vient, de lui ouvrir leurs portes, faire résonner force hourras sous ses pas.


Pourquoi des hourras ?


Patiemment, devant nous, se déploie une œuvre attachée à la loyauté française et au cher vieux pays, une somme où l'intelligence le dispute à la hauteur de ton. Un parfait gentilhomme des lettres dans la tradition de Vauvenargues et du cher cardinal de Retz. Point n'est besoin d'adhérer à ses idées. L'élégance rapproche les ennemis et, soit dit en passant, je tiens les vingt premières pages du Discours aux chiens endormis, pour un modèle de ce que peut la prose française contemporaine. La poésie serait l'affaire de l'anglais tel que nul ne le parle ni ne l'écrit plus et l'expression de la pensée, l'allemand ? À fréquenter Saint Robert, la doxa s'évanouit. Il convient toujours de lire qui, sans recourir à l'insulte et à la hargne, à la publicité de la provocation ou au terrorisme de la modernité, terrasse la doxa.

Hourra pour sa langue – notez je n'ai pas dit son style – tout le monde peut, à un moment ou à un autre, écrire un français plus ou moins agréable. Il suffit d'éviter les participes présents en cascade, d'avoir peu ou prou l'oreille musicale et de prendre garde à ne pas composer de phrase si longue que vos faiblesses d'emblée apparaissent, clamant la supériorité de Proust ou de Péguy sur la vôtre. Alentour, je ne vois que professeurs appliqués, quand Saint Robert ressuscite le français. En espagnol, langue que goûtait Montherlant, il existe un mot pour dire ceci : duende. Nous le traduisons par « grâce ». L'à peu près est père de la traduction. Le terme de duende s'applique au cante jondo, au flamenco et à l'art du taureau, à ces instants parfaits où le poignet, la voix, le corps semblent quitter la terre, conduire le spectateur au delà du connu. À nouveau, le lisant, nous entendons la langue claquer juste, par cette harmonie du sensible et de l'intelligence ensemble. Jamais en effet, elle ne court à l'effet ni ne pose, mais prétend, morale, éclairer en servant. Si nos âmes, à cette lecture, se trouvent ragaillardies, la faute en incombe aussi à l'éclat d'un soupçon de gaullisme tendance Corneille, qu'illustre l'un des derniers écrivains de race, digne de paraître à ses côtés dans la vallée de Josaphat des Lettres : Monsieur Paul- Marie Couteau.

Dernier opus paru : Montherlant ou l'Indignation tragique. Beau travail éditorial, magnifique photo de couverture. Montherlant, dans la force de l'âge, le front buté, les yeux mi clos. Déjà il semble s'éloigner mais la gravité le ramène vers la terre, si bien qu'en dépit de sa volonté de séparation, sa figure demeure « telle qu'en elle-même enfin l'éternité la change. » Montherlant, ce Romain d'un autre temps égaré à Byzance, s'impose à nos regards, mâchoire volontaire, pommettes marquées, lèvre sensuelle, un merveilleux visage où s'équilibrent les trois niveaux : intellect, sensible et volont,. C'est là l'objet du livre. Donner à entendre l'équilibre du poème, la musique qui demeure après disparition, l'éternelle présence.

Dans une très longue et fort roborative préface, Saint Robert renvoie à leur néant les Porcelio et les petits maîtres. Souverain, il égrenne les raisons, qui font de Montherlant la béquille nécessaire à tout condamné à vivre dans un monde barré de part en part par l'idéologie « droidelomiste » et « bougiste », un pays réel où règnent en souverains absolus les supposés gauchistes et les hommes de droite patrimoniale seulement. Leur unique héritage, rivé aux deux terribles « r » : Race et Religion, quand l'auteur de La Rose des sables savait d'autres dignités.Ces rois du jour ignorent et la réalité de la lutte des classes et la douceur tchékovienne, cette attention particulière au malheur humain, qui fait de l'écriture une rapsodie, une réparation, non de l'inconvénient d'être né, mais de devoir, à chaque génération, supporter la méchanceté des heureux du monde.


De ce Caton, moins rigoureux du point de vue des mœurs qu'il ne l'est de l'honneur et de la nécessaire solitude, Montherlant ou l'indignation tragique, dresse portrait. Un portrait nuancé. Et c'est sans doute cet art de la nuance, la théorie montherlantienne du « syncrétisme et de l'alternance », traduction de la maxime barrésienne « Tout désirer tout mépriser », qui, plus encore que l'afflux de fausses gloires au portillon de la postérité, l'éloigne du devant de la scène, en un monde où dominent les couleurs primaires et l'à plat, sans profil, des images à l'envi déversées sous des yeux qui n'en peuvent mais.

Syncrétisme : adhérer au monde ; alternance, le savoir résumé par un verset de l'Ecclésiaste. Résider « aux fontaines du désir », sachant sa fugacité et son incomplétude, aussi n'avoir poursuivi qu'un unique visage en mille étreintes ( Aimons nous ceux que nous aimons ? )  ; avoir été, en compagnie d'Aragon et de Bernanos, l'un des seuls intellectuels antimunichois et ensuite, écoeuré par la bassesse française, contempler, indigné, le coma français, le sachant mérité. Car enfin comme on fait son lit on se couche et qui doutera que le cher vieux pays ne se soit vautré ? Responsabilité illimitée. À l'instar d'un Faulkner, homme du Sud, ne sachant que lui et n'écrivant que de lui, le châtiant et le bastonnant, sans cesser de l'aimer jamais, les crimes de Montherlant toujours furent crimes d'amour, ses seules bassesses avérées : celles que l'infâme République des Lettres ordonne à ses laquets, sous peine d'en sortir pour jamais. Du vrai dissident, aucune société ne conserve la mémoire.


À tous les exilés de l'intérieur, à tous les vétérans d'un temps où la clarté et l'élégance apaisaient la dureté de l'existence et la rigueur du temps qu'il fait, une prescription : lire, relire cette sorte de «  Montherlant par lui-même » qui, par son acuité, se hausse au niveau du « Barrès » de Domenach et du Rancé de Chateaubriand.


Sarah Vajda


Philippe de Saint Robert, Montherlant ou l'indignation tragique, Hermann, "Savoir Lettres", novembre 2012, 35 euros

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