Genèse d'une folie créole : Jean Rhys et Jane Eyre

Caraïbes 1839.


Avant d'acheter vos billets, d'attacher vos ceintures et de finir, ADN brut, sans carcasse à offrir à vos spectres futurs, les éditions Hermann ont d'autres projets pour vous. Destination Caraïbes, God save et caetera..., reggae and calypso style, animation vaudoue, station au château d'Otrante et trekking dans les bruyères, Hermann and Cie vous convient au plus merveilleux des voyages. Qui d'entre vous, Lecteurs et surtout Lectrices de Jane Eyre, se soucie encore de Bertha Antoinette Mason, épouse Rochester ? Qui d'entre vous frissonne encore au souvenir de la pauvre folle, errant, nyctalope attristée dans le sombre manoir, de son rire insensé effrayant sa rivale, la non moins misérable Jane Eyre ? Je l'avais oubliée, du moins – mea culpa mea maxima culpa – ne m'y étais guère intéressée, l'avais ravalée au rang de simple figurante, d'obstacle placé par le destin sur la route d'une non moins misérable orpheline, tardant à capturer l'hippogriffe Mariage et plus encore à voir sa bonté et son élégance morale récompensées par une vie heureuse, en un mot ses longues souffrances réparées. Pas Jean Rhys, romancière anglaise, née en l'an 1890, à Roseau, dans l'île de Dominique, aux Antilles anglaises, célébrissime pour la Mer des Sargasses, couronnée l'année 1966 de deux prix littéraires. La quatrième de couverture annonçait le récit imaginaire de Bertha Manson, née créole aux mêmes Antilles d'un père planteur et d'une autochtone, future première épouse Rochester. Selon Catherine Rovera, cet avant Jane Eyre, ce préquel permettrait de réévaluer le roman de Charlotte Brontë. Promesse tenue, avec une érudition impeccable et cet esprit de finesse qui fit naguère la gloire de l'Université. Ce fruit exotique, à déguster en ces jours nôtres, où l'édition française tente de nous persuader qu'un roman doit impérativement pouvoir être résumé par un pitch de moins d'une ligne, ne contenir qu'une seule trame narrative, surtout ne nécessiter aucune connaissance à priori, ne dépendre d'aucun réseau souterrain, réjouira vos papilles. Avant de tourner la page, avant que de faire nos adieux à la littérature au second degré, de quitter le domaine mystérieux de la transcendance textuelle, de s'écarter des chemins de traverse, toutes voies menant au rare plaisir du texte, égarons-nous une dernière fois, voulez-vous, dans la forêt de Réminiscence et de Palimpseste, entrons dans les clairières d'Hypo et d'Hypertexte, suivons-y à la trace références, citations et détournements, aujourd'hui réservés aux seules séries HBO, devenues le corpus unique par lequel notre siècle se fera connaître à nos descendants comme naguère chez Stendhal, Balzac ou Chateaubriand, les siècles précédents. Lire Rhys exige que le lecteur se rende à Brume-sur-mémoire. Suivez Catherine Rovera, le meilleur des guides. Embarquement dans l'anamnèse d'une folie, cœurs noirs et diables blonds : comment l'Angleterre victorienne est-elle devenue, entière, et à son corps défendant, aussi nègre que créole, après l'abolition act et comment l'invention du genre gothique se voulut pharmakon, méthode de décontamination? Le projet rhysien paraît admirable et son exégète se révèle digne de notre admiration. Littérature toujours est invitation au voyage. Chaque livre arpente une province de l'âme, parcourt un domaine géographique et le lecteur toujours figure le voyageur, monté dans un steamer, un avion, une auto, à pieds, à cheval, qu'importe ! Sur les ailes du temps, loin d'ici, s'évader. Cette fois-ci, Antilles 1839, il fuit le monde-comme-il va en pirogue pour mieux le retrouver. Tout le génie de Dame Littérature réside dans cette manière d'éloignement qui, si de si loin venu, rapproche de si près le lecteur de son siècle. Il convient, Lecteur, d'ouvrir grand tes yeux et tes oreilles, de préparer ton corps et ton esprit à recevoir mille secousses, mille stimuli, tant intellectuels que physiques. La lecture, souviens-toi, est expérience. Cale-toi dans ton fauteuil à l'aube et enivre-toi de l'étrange langueur des chansons créoles. Lâche prise. Prends garde à toi, te voici à midi, initié vaudou, traversé par les morts jusqu'à te sentir à jamais dépositaire d'une part infime de leurs infinies souffrances, et découvre ce lien subtil unissant le vaudou à la mémoire de l'esclavage, sa place centrale, non pas seulement dans la chair et l'âme des colonisés mais dans celle de leurs maîtres, meurtris, jusqu'à la septième génération. Tous séides, affiliés, adeptes. Relis Jane Eyre. Songe, songe Lecteur, à ce que Rochester subit là-bas et aux raisons qui conduisirent son épouse Antoinette Bertha, le terrifiant fantôme de Thornfield Hall, à sombrer dans la folie. Songe à Jacques Tourneur, réinterprétant en la terrible année 1943 Jane Eyre dans Vaudou, ce maître-film, qui permit au vaudou, libéré de tout attirail grotesque et du poids de notre prétendue supériorité monothéiste, de faire son entrée dans nos consciences occidentales, avec le respect dû aux croyances ancestrales. Imprègne-toi de la souffrance de ces blancs que l'on disait Créoles avant que ce nom propre se fit commun et ne désigna plus qu'un bijou. Songe, songe, Lecteur, comme leur âme a pâti, coupables forcément, et réévalue la place de tous ces événements dans l'invention d'un genre à la peau dure, le gothique anglais. Tâche de percevoir l'origine de nos maux dans le proche passé européen et imagine par quels moyens les donner à entendre au présent. Écoute ces morts en nous. Ils gémissent, susurrent et hurlent « Nevermore : tout ce qui a été sera. La politique est une contrée de la psyché.» La littérature redevient ce qu'elle ne peut cesser d'être, maîtresse, non seulement de vie, mais du sens. La grande révélatrice, la prêtresse, la pythie, la sorcière vaudoue. Par un coup de génie, Emily Brontë, inventant ce personnage de Bertha, replaçait l'esclavage au centre du système victorien, liait bourreaux et victimes, maîtres et esclaves, en une même malédiction. Avec son génial préquel, Jane Rhys poursuivit l'effort. Contamination générale. À la lumière de sa relecture, les austères maîtres d'école, les pasteurs intransigeants jusqu'à la démence qui, morigénèrent – parfois jusqu'à ce que mort s'ensuive – les corps et les âmes des petites orphelines que le destin leur avait confié, supportaient ad libitum le fardeau de l'homme blanc, son immarcescible crime. Les Antilles, fragments de l'Empire britannique, loin de n'être qu'une figure d'exotisme facile, constituaient, motifs dans un tapis anglais, l'âme du roman. Au centre du récit, l'ailleurs tu. Rochester, envoûté puis dégoûté par une Créole à l'âme déjà noircie, zombifiée, comme Jane – victime de rêve prémonitoires, dotée du don de double vue – n'apparaissent indemnes d'aucune folie. En eux aussi des fragments du cauchemar et du délire d'Antoinette font de chacun des personnages du roman à leur tour des poupées vaudoues. Charge donnée à la littérature d'organiser le délire en récit. Peut-être une de ses définitions, que cette faculté de traduire la folie organisée, qu'on dit gouvernement du monde et gouvernement des affaires humaines, sur le mode romanesque. Du manoir Rochester comme métaphore d'un pays entier, calciné de l'intérieur par la politique impériale et de la littérature comme expression d'une épidémie sociale par la patiente description d'une contamination secrète, tel était l'enjeu. Catherine Rovera parvient à éplucher l'énorme oignon, couche à couche, au scalpel de l'analyse génétique et, nous donnant à réentendre l'incomparable voix de Jean Rhys, à réévaluer la figure pâlie de Charlotte Brontë, traditionnellement considérée un peu inférieure à celle de sa sœur Emily, auteur des Hauts de Hurlevent. Là où la seconde revisitait la claustration, la barbarie adolescente, l'élan vital pour la rejeter, trop sauvage fantôme, à la lande, la première dénudait l'absence de frontière entre le mort et le vif. En cette absente, sa sœur Charlotte devine l'instrument de destruction continue des psychés et des institutions. Ce faisant, sa plume préparait le terrain, non seulement à Henry James ou à Jean Rhys, mais à cette littérature des spectres dont l'oeuvre de Modiano demeure à ce jour la plus languide et la plus magistrale des illustrations. D'Homère à Joyce jusqu'aux écritures de décolonisations, nous la savons destinée à devenir demain la marque de toute la littérature des XXe et XXIe siècles. À mesure que s'éloignent les horizons de valeurs et qu'augmente, technique le permet, la culpabilité des nations, les spectres – fantômes, goulues, lamies et autres créatures – se multiplient, au point d'excéder le nombre des vivants : dead walking. Invasion des péchés de nos âmes. Faulkner ouvrit le ban. Chez lui, le Sud, province des États-Unis, se fit province de l'âme et l'écrivain, le chaman, celui qui, traversé par les voix des esprits, se donnait pour charge de retranscrire in extenso leurs discours, de les incorporer aux vivants, afin de témoigner de l'éternité de leurs souffrances et de l'impossible amnésie des nations. Chaque vivant parle la langue des morts, croyant parler celle des vivants.

Catherine Rovera rend leurs lettres de noblesse aux littératures post-coloniales et féministes, trop souvent internées derrière les hauts murs de l'asile du militantisme. Rhys ne fut pas un écrivain mineur, mais une force qui allait, un ouragan d'invention langagière, un maître des registres, une magicienne du kaléidoscope, qui sut user de toutes les techniques d'écriture : monologue intérieur, rêve, association libre ; de tous les genre, du folklore, du roman comme du théâtre : aussi mettre en mouvement et en œuvre tous les ressources de libération des frontières du narratif jusques à parvenir à la parfaite identité du deuil et de l'exil. Rarement trauma et littérature connurent pareilles noces. Rarement aussi on vit deux cultures si adverses s'unir en un tel flamboiement, non seulement langagier mais intellectuel. Rochester apparaît ici comme un nouvel Heathcliff, possédé, non seulement par sa première épouse, mais par l'île d'enfance, ses crimes, ses mirages et ses us, jusqu'à figurer, corrompu, un avatar de Iago. La jalousie a détruit son mariage et sa jeune épouse, comme la concupiscence ruina les colonies, colons et colonisés ensemble. Dans cette perspective, l'infirmité finale de Rochester dans le roman de Brontë serait autant une conséquence de l'incendie, qu'un avatar de la malédiction d'un autre prêtre : Tirésias. Coupable, Anglais, d'avoir été témoin de l'incorporation vaudoue, devenue l'autre nom de la colonisation, il en sera comme son modèle aveuglé. Sa violence, sa paranoïa, sa dureté sont celles de la société victorienne, dont Jane Eyre, enfant, comme les sœurs Brontë, avaient si fort pâti. Jane Eyre, roman gothique, saga sentimentale, est aussi un tombeau. Tombeau d'Elisabeth et de Maria Brontë, mortes d'incurie respectivement à dix et à onze ans. Le texte ne constitue nullement leur épitaphe mais prétend restituer leur souvenir à vif. Renouvelé. Intact. Pas un romantisme de jeunes filles isolées du monde mais des cris de bêtes blessées à mort dans leur chair et leur cœur par l'insensée cruauté du monde. Pas de pitié pour les bourreaux ! Pas de pardon pour le crime ! Pas de vies si solitaires aux marches de l'Empire où l'Empire n'entrât pas. Semblables elles aussi à des zombis, les petites filles mortes hurlent à travers les lignes des textes de leurs sœurs. Le lecteur retrouvera Maria dans Jane Eyre sous les traits de la petite Helen Burns, sciemment «assassinée» par les saintes âmes de Longwood. Relire Rhys donne à réentendre l'incroyance violence sous le tapis mité du pensionnat de Longwood et celui plus épais du beau domaine de Thornfield Hall. Le foisonnement, que libère l'analyse génétique, l'examen patient des brouillons, des étapes du travail, des lettres à son éditeur et à ses amis : le travail d'anamnèse de l'écriture permet à Catherine Rovera de relire Jane Eyre comme jamais nous ne le lûmes. Jusqu'ici, Lecteurs et Lectrices, nous avions tenu pour certain le fait qu'Emily et elle-seule contenait toute la violence destructrice de Branwell et que ses Hauts de Hurlevent dépassaient en révolte l'oeuvre de sa sœur, plus policée, moins sauvage. Apparemment moins ardente. Apparemment seulement. Peut-être, en dépit de son calme apparent, la folie était-elle plus présente dans le texte de Charlotte que dans celui d'Emily, pour cette simple raison que dans Jane Eyre, les puissances du silence, l'empreinte du crime originel, souterraines, bêtes dans la jungle, libéreraient le génie futur d'Henry James... C'était peut-être elle, Emily, la plus importante, celle qui ouvrirait la voie au Tour d'écrou et à Portrait de femme. Toute l'oeuvre de James comme une réécriture de Jane Eyre.

Aux lecteurs et lectrices de Catherine Rovera, qui, sur mon conseil, embarqueront sur sa bonne pirogue, se trouveront empêtrés dans les lianes de la textualité, accepteront de se voir ballotés, d'Angleterre aux Antilles et retour, immergés dans Shakespeare et perdus dans les dédales de Thornfield Hall, je souhaite d'accomplir le plus merveilleux des voyages, et promets un plaisir sans égal à cet extravagant périple.


Au-delà des apparences, l'écriture de la folie comme description d'une société, d'un monde, nôtre, fondamentalement zombifié, éternel. De cet ordre des morts que Barrès, lecteur passionné de l'Aurora d'Elisabeth Browning, elle-même émule d'Emily Brontë, avait si bien su théoriser, seuls les Anglo-Saxons surent faire le plus doux et le plus âpre des miels. À eux, la très haute gloire d'avoir conçu le texte comme corps traversé par la seule voix des morts.

J'aurais pu aussi vous persuader de lire ce livre comme un des rares hommages que je lus jamais aux écrivains de la voix et non de l'image. Tout ici en provient. Chacun, des tréfonds de la mort ou de ceux du désir, appelle l'autre. Ici nul n'agit de par sa volonté propre mais tous cèdent, telle Jane Eyre à la fin du roman, au mystérieux appel d'un d'amant ou d'un maître, offrant à l'écriture le déploiement dans la prose de toutes les armes du poème.


Sarah Vajda 


Catherine Rovera, Genèse d'une folie créole : Jean Rhys et Jane Eyre, Éditions Hermann, 2015, 22euros

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