Chardonne et son Ciel de Nieflheim : Itinéraire d’un manuscrit


En 1984, la Bibliothèque Nationale rendait hommage à Jacques Chardonne, en lui consacrant une exposition. André Miquel, Marcel Arland, Michel Déon, François Nourissier, Jacques Brenner parrainaient l’initiative par des textes témoignant de l’importance de cet écrivain.

 

L’exposition était centrée sur la donation réalisée par André Bay, le principal héritier de Chardonne, à la Bibliothèque Nationale. L’inventaire de la donation André Bay comprenait les manuscrits et tapuscrits de la quasi-totalité de ses romans et de ses livres, ainsi qu’une incroyable correspondance, sur quarante ans, des années vingt aux années soixante (avec Bardèche, Benoist-Méchin, Bergson, Cendrars, Cioran, Cocteau, Déon, Dutourd, Fraigneau, Gallimard, Galtier-Boissière, Gide, Haedens, Jouhandeau, Laudenbach, La Varende, Marceau, Mauriac, Maurois, Mohrt, Paulhan, Perret, Poulet, Sérant, les frères Tharaud, Thérive, Vandromme et des centaines d’autres !)

 

L’exposition donna lieu à l’édition d’une plaquette (aujourd’hui recherchée). Mais curieusement (ou par prudence) pas un mot n’y était consacré à l’un des livres les plus mystérieux, les plus « scandaleux », mais aussi les plus rares et donc les plus désirables de Jacques Chardonne : le fameux et mythique Ciel de Nieflheim.

 

Récemment l’excellent libraire parisien Éric Fosse proposait un exemplaire de ce livre, décrit comme suit : « Édité par l’auteur en juin 1943. Imprimerie de Lagny. Exemplaire d’épreuves. Sur tirage qu’on pense avoir été réalisé à 25 exemplaires non publiés et réservé à des amis proches qui déconseillèrent à l’auteur de sortir ce livre très ouvertement favorable à l’Allemagne. Sans couverture, comme tous les exemplaires qui étaient présentés sous cartonnage aveugle. » L’ouvrage vendu par Éric Fosse était relié en demi-chagrin noir, dos à 5 nerfs, tête dorée, et proposé à 1600 €.

 

Faut-il s’effrayer d’une telle cote ? Car le texte a été clandestinement réédité à Bucarest ( ?) en 1991, sous une élégante jaquette blanche ornée d’un portrait au crayon de Chardonne. Et il est donc accessible. Et en cherchant bien sur internet, on doit aussi pouvoir le lire. D’ailleurs, comme l’écrit Ginette Guitard-Auviste, qui fut le meilleur connaisseur de l’œuvre de Chardonne, c’est « un livre non publié… que tout le monde a lu ». Ou faut-il au contraire se maudire d’avoir laissé passer une telle opportunité : 1600 € seulement pour un livre, qui est d’abord un objet littéraire rarissime, parfait symbole des déchirements, des errements et des drames d’une époque ? Car qu’on le veuille ou non, cette édition originale du Ciel de Nieflheim  est susceptible de constituer l’une des pièces maitresses de la bibliothèque d’un amateur de littérature du XXe siècle.

 

Dans Rivarol du 25 janvier 1973, le critique littéraire Robert Poulet, revenant sur cet ouvrage introuvable, nous disait que « c’est un livre admirable, bien qu’il contienne des jugements inexacts ou discutables quant aux applications et quant aux illustrations de la pensée. Celle-ci, nonobstant, se place à une hauteur que la critique historique n’a pas encore atteinte, trente ans plus tard (…). Laissons le côté politique – au sens noble – du Ciel de Nieflheim, côté d’autant plus impressionnant et d’autant plus original que le prophétisme chardonnien se dérobe à tout romantisme. On n’entend qu’une voix posée, nuancée, raisonnable, qui relève des évidences et en tire des conclusions, comme pourrait le faire un homme très intelligent conversant avec un groupe d’amis ». Or, constate Poulet, « nous vivons au temps de la licence morale, mais de la contrainte idéologique, qui va jusqu’au conditionnement le plus hébété ».

 

Et du même coup, le livre de Chardonne reste tabou, « scandaleux ». Et spécialement cette phrase de 1943 : « La guerre entre la France et l’Allemagne est le plus grand malheur qui puisse arriver à la civilisation. » Pourtant n’est-elle pas d’une intemporelle vérité ? Relue soixante ans plus tard, ne s’est-elle pas transformée en une évidence incontestée ? Les déboires des relations Merkel-Hollande, et le déséquilibre, désormais, du couple franco-allemand, nous l’ont cruellement rappelé.

 

Mais revenons à ce Ciel de Nieflheim. Chardonne est rentré à Paris en 1940, après la défaite, et a remis en route la maison Stock, aux destinées de laquelle il préside. Stock ne publie aucun livre « collaborationniste » imposé par l’occupant. C’est un éditeur littéraire, il n’a pas vocation à publier des essais politiques. Et si René Lasne prépare une Anthologie de la poésie allemande, qui ne laisse pas de place à Heine, un volet complémentaire à cette étude est préparé, qui paraitra d’ailleurs après la Libération. Chardonne, à titre personnel, n’est pas hostile à la collaboration, tant s’en faut. Le caractère apparemment définitif de la victoire allemande, et son anticommunisme, le poussent à défendre cette position. Il sera des deux voyages en Allemagne, celui d’octobre 1941 et celui d’octobre 1942.

 

Mais en mars 1943, le fils de Chardonne, Gérard (Gérard Boutelleau – puisque c’est le vrai nom de la famille) est arrêté, et déporté dans un camp. Son père fait tout pour obtenir sa libration, bien entendu. Mais il se heurte à un mur. Or à ce moment précis, Le Ciel de Nieflheim est sur le point de paraitre. Ce livre de réflexion et de méditation développe une thèse qui fait la part belle à l’amitié franco-allemande. On y trouve des formules philo-germaniques comme celles-là : « le national-socialisme a créé un monde neuf au tour de la personne humaine » (p. 18), « la révolution allemande fut conforme à la tradition germanique et féodale. Sans rien détruire de précieux, avec le minimum de victimes, elle innova. Socialiste, c’est-à-dire paternelle, elle créa des institutions admirables » (p. 49). Ou encore : « les SS usent convenablement de leur pouvoir absolu et la population ne s’en plaint pas » (p. 175).. Tout cela est sans doute assez vrai à l’époque où Chardonne l’écrit. L’arrestation de son fils va enlever à Chardonne toute sa bonne volonté à l’égard de l’Allemagne « Cette déception ne change pas mes idées. C’est là une déception sur les hommes qui, sans modifier ma conviction, modifiera désormais mes actes. » Il demande que Le Ciel de Nieflheim ne soit pas publié, que l’article qu’il avait donné pour Deutschland-Frankreich ne paraisse pas, qu’il soit retiré de l’Association des écrivains européens. « Je me retire de tout », conclut-il.

 

Finalement les démarches conjuguées de Chardonne, Brecker, et Gerhard Heller parviennent à faire libérer Gérard Boutelleau. Mais ce dernier va continuer ses actions dans la résistance en Charente. Ce qui lui valoir une seconde arrestation. Il parvient toutefois à s’évader le 21 juillet 1944.

 

Si Le Ciel de Nieflheim n’a pas été publié, c’est donc d’abord parce que Chardonne en veut à l’occupant, pour le sort réservé à son fils. Il décide de boycotter ses propres écrits pro-allemands. Mais le lieutenant Gerhard Heller, qui a en charge le contrôle de la production culturelle française, a conseillé lui aussi – et pour d’autres raisons -  à Chardonne de ne pas publier ce livre. Pour Heller, les jeux sont faits, l’Allemagne devrait perdre la guerre, et il n’est pas souhaitable que Chardonne se compromette avec un tel livre.

 

« Chardonne, donc, n’édite pas Le Ciel de Nieflheim, qui restera à l’état d’épreuves brochées, sans couverture », raconte Ginette Guitard-Auviste. Une centaine d’épreuves sont éditées pour quelques intimes. « Je comprends très bien que ce livre soit insupportable aujourd’hui, écrit-il au poète Paul Géraldy, donc inutile et même nuisible (…). Maintenant, je ne dirai plus rien. Je ne ferai pas d’opposition à nos nouveaux maîtres. Mais, si je peux me tenir tranquille quand je verrai les Américains faire de la France un lupanar, et puis les Russes… c’est que j’aurai poussé mon cri quand cela m’était permis, peu importe si c’est un cri étouffé. » Finalement, note Ginette Guitard-Auviste, « ce livre non publié aura un destin curieux. Tous les happy few de Chardonne l’ont lu ou le liront, tôt ou tard. L’auteur n’avait pas prévu les procédés de photocopie, tellement utiles pour les reproductions pirates. »

 

Les Cahiers Jacques Chardonne n°2 (1972) et n° 3 (1974) ont publié de larges extraits du Ciel de Nielheim, à l’initiative du critique Matthieu Galey.

 

Assez paradoxalement Chardonne a publié Attachements en juin 1943, qui est à peine moins dangereux, en fait que Le Ciel de Niefleheim. Attachements reprend des passages de Chronique privée, de Chronique privée de l’an 1940 et de Voir la figure. Attachements et les trois livres précités sont assez faciles à trouver, y compris sur le web.

 

À la Libération, Chardonne figure dans la liste du CNE en tant qu’écrivain désormais interdit, entre Georges Champeaux et Alphonse de Châteaubriant. Mais ce n’est pas ce Ciel de Nieflheim qui lui est reproché, mais ses deux voyages en Allemagne, pour l’essentiel.

Chardonne est arrêté, libéré, jugé. Vers le 20 juin 1946, il bénéficie d’un non-lieu. Le Ciel de Nieflheim ne figurait pas dans les pièces à charge.

 

Francis Bergeron

© Photo : Henri de Chatillon/Rapho


> Lire la critique de Didier Goux sur la correspondance Chardonne-Morand

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