Le corbeau, histoire vraie d'une rumeur et très belle enquête de Jean-Yves Le Naour

Ce n'est pas croyable comme un petit fait divers du début du XXe siècle peut nous permettre de lire aussi judicieusement les faits récents de la vie judiciaire et médiatique de la France ! Non content d'avoir inspiré à Henri-Georges Clouzot son chef-d'œuvre Le Corbeau (1943), cette expression de la bassesse humaine nous enseigne sur les mœurs en leur conférant une manière de vérité mythologique, toujours vérifiée. Quand le fait divers entre dans l'Histoire !

Un beau matin de 1917, des lettres anonymes commencent à faire désordre à la préfecture de Tulle, Corrèze. Le « corbeau » (le nom vient du film…) à la langue bien pendue et qui signe « œil de tigre » parce qu'il voit tout (et en effet sa science est informée) dénonce les uns et les autres, telle faute, telle coucherie (surtout les coucheries, d'ailleurs, avec un ton mi graveleux mi écœuré), tous, sauf un couple qui est au contraire porté aux nues, et pour lequel on réclame augmentation de traitement et faveurs multiples. Les regards, forcément, se tournent vers ces amoureux. Ne serait-ce pas une manigance pour s'attirer les bonnes faveurs des supérieurs ? Cela échoue, au contraire, puisqu'ils se retrouvent seul contre toute la ville. Car les lettres, en attendant, sont sorties de la Préfecture et ont trouvé un moyen d'affichage inédit : soit en place publique (pour la liste des cocus, des femmes, des amants) soit plus perversement en adresser à X, pour transmission à Y, une lettre à propos de Z. L'information est ainsi connue de tous, très vite, et la graphomanie s'étend si bien qu'on rechigne à croire à un seul corbeau. L'affaire prend des proportions inédites dans cette province si paisible.

Deux événements dramatiques vont porter l'affaire à sa renommée maximale : un mort, et l'intervention de la presse parisienne à scandale, sans doute par l'odeur du premier alléchée…

« L'affaire des lettres anonymes de la préfecture, une simple histoire de dépit amoureux, est devenue "l'affaire de Tulle" grâce à l'intervention d'une presse à scandale qui crée le fait divers autant qu'elle le rapporte. Loin de se contenter d'un rôle de spectateur, en effet, elle modèle l'opinion, nomme les potentiels coupables exposés désormais à la vindicte publique, piétine le secret de l'instruction, s'implique directement dans l'enquête aux côtés de la police et de la justice. L'affolement existe bel et bien à Tulle. Ce sont ces feuilles qui l'ont apporté. »

Une dénonciation un peu trop calamiteuse sur un employé un peu trop fragile, et c'est le premier drame, qui empêche de rire tout à fait de ce fait divers : un suicide, suivi plus tard par un second. L'information circule, les premiers journalistes rendent compte et, comme finalement c'est assez calme, ils en surajoutent pour donner un peu de piment à leur papier. Ce n'est plus une petite affaire de cœur, c'est Tulle toute entière qui est en émoi et qui tremble ! Plus c'est gros, plus ça passe, dit-on, et là, c'est passé sans coup férir : la presse, jouant parfaitement l'exploitation du désordre, parvient à créer un événement national, aidé en cela par la très grande nullité des officiers de justice locaux (le juge se pavane, livre son dossier et fait du spiritisme, les experts qui se contredisent tant sur les conclusions que sur les méthodes)… Pendant que le corbeau continue ses méfaits, de plus en plus ordurier, la France se rit de Tulle. Et quand la vérité sera enfin connue, l'affaire jugée, plus rien ne restera de l'agitation, le calme de la province reprendra ses droits et les flash des « enquêteurs » ira s'abattre ailleurs. Jean-Baptiste Noury et sa fiancée, Marie-Antoinette Roux, pourront s'aimer tranquillement, après avoir été mis au ban de la société par les agissements de l'amoureuse éconduit, Angèle Laval, « œil de tigre », corbeau qui le malheur arrive, tout simplement parce qu'elle était blessée dans son amour…

L'enquête minutieuse de Jean-Yves Le Naour, qui se lit comme un roman policier et qui ne cesse, de découverte en découverte (signalons l'épluchage minutieux de toute la presse d'époque par un historien très consciencieux), de nous étonner, porte plus largement sur la reconnaissance instinctive par toute une société du moment opportun au lynchage généralisé, la société étant un corps vivant mû à la fois par le vaudeviliste et par le dramaturge.  Ce qui étonne dans ce « dossier », c'est sa cruelle actualité,  et d'affaire Grégory en affaire d'Outreau, les mêmes attitudes des médias et des juges transgressent le sentiment d'évolution.


Loïc Di Stefano

Jean-Yves Le Naour, Le Corbeau, histoire vraie d'une fausse rumeur, Hachette littératures, janvier 2006, 210 pages, 18 euros

Lire en complément l'entretien accordé par Jean-Yves Le Naour à Loïc Di Stefano

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