Procès d'un enfant terrible

L’exécution d’un

« salaud » 
 
L’avocat général Philippe Bilger revient sur le déroulement et les ombres d’un des plus célèbres procès de la Libération : celui de l’écrivain Robert Brasillach, rédacteur en chef du journal Je suis partout, fusillé le 6 février 1945. Sans céder aux sirènes d’un révisionnisme aveugle ou à celles d’un sempiternel rejet lui-même aveugle de la personne du condamné, l’auteur déploie dans un style à la fois sobre et flamboyant, émanation de la finesse d’analyse que lui confèrent ses fonctions dans la magistrature, une réflexion sur les actes du procès, sur ses imperfections, mais aussi sur la psychologie de l’accusé et de ses accusateurs.

Les braises ardentes

Disciple spirituel de Maurras, brillant critique de littérature et de cinéma (on lui doit la découverte en France des génies du cinéma japonais, Mizogushi par exemple), écrivain qui commence à se faire un style et même un nom, ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, Robert Brasillach semblait parti pour effectuer une brillante carrière, alliant le cursus honorum de l’humaniste à l’éclat de l’artiste reconnu. Certes, le succès fut au rendez-vous de ce journaliste à la plume donnant dans l’alliance du doux et du rigide, de cette mièvrerie qu’on lui reprocha et d’une vision enflammée par l’espoir en une lutte sacrée qui couronnerait le totalitarisme sur l’autel de la faiblesse des peuples qui n’oseraient pas mettre leur foi au service de cet avenir de flamme et de sang. Philippe Bilger a soin de rappeler le passé de Brasillach, passé relatif pour un homme qui vécut seulement trente-six années : le clivage dans la vie de Brasillach se révèle au moment de la découverte du nazisme. Si l’on relit le roman Les sept couleurs de Brasillach, tout en s’étonnant de la multiplicité des formes du récit, passant du journal et de l’autobiographie au genre épistolaire, de la sentimentalité adolescente à l’exaltation des flambeaux et des croix gammées, on se rendra à l’évidence que la venue au pouvoir de Goering, Himmler, Goebbels et Hitler ont fait parvenir Brasillach à un état d’épiphanie qu’il ne renia jamais. Philippe Bilger rappelle les textes de Brasillach qui ont suivi la capitulation française et la compromission d’une partie de ses élites : haine du Juif, ressassée et martelée, haine du communisme, foi dans le pangermanisme et dans l’union franco-allemande avant l’heure, en un temps où la France se méfie encore d’Hitler ; vibrant hommage aux martyrs du 6 février 1934 (ô ironie ! ce sera le jour choisi pour l’exécution de Brasillach !), cette tentative de coup d’état fasciste en France, lorsque les divers mouvements et ligues de la droite la plus dure et la plus extrême ont failli faire basculer le destin du pays.

Voici le feu qu’alluma et qu’alimenta Brasillach, et sur les braises duquel allait souffler l’accusation, elle qui n’avait, comme le rappelle l’auteur, quasiment aucun fait à reprocher, seulement des écrits. Le glaive du livre, le poignard des mots, l’encre de sang, voilà les armes jugées criminelles qui menèrent Brasillach au poteau. Il est indéniable que la violence des formules, que la véhémence de la collaboration voulue, souhaitée, désirée comme on peut désirer la caresse de la chair ne sauraient occulter la nécessité de justice ; n’écrivit-il point cette phrase qui creusera sa tombe au procès : « Les Français de quelque réflexion durant ces quelques années auront plus ou moins couché avec l’Allemagne, non sans querelles, et le souvenir leur en restera doux. » Philippe Bilger s’aventure avec subtilité dans la psychologie si opaque de Brasillach : lui qui sembla seul toute sa vie, sans aventure connue, peut-être parce qu’il les dissimula afin d’occulter une possible homosexualité (Littell dans Les Bienveillantes reprenait déjà cette théorie à son compte, en fictionnalisant le refus de la grâce de De Gaulle qui condamnait cette pratique !), peut-être parce qu’il faisait tellement corps avec son idéal politique, toujours arboré au nom de la France, toujours nationaliste, qu’il en oublia son propre être physique. L’auteur prend bien soin de décortiquer, d’autopsier la pensée de Brasillach, de faire apparaître ses circonvolutions, ses atermoiements, son hésitation face aux persécutions des Juifs, lui qui les vitupéra mais qui s’offusqua des pratiques de l’Occupant à leur égard. Le résultat final est un portrait contrasté, terriblement humain, c’est-à-dire animé de tendances condamnables qui de temps à autre sont emportées par les flots complexes du questionnement. Fallait-il en douter du moment qu’une intelligence sereine se penchait sur la question ?

Voici Brasillach l’homme, loin de la « bête immonde » que l’on a voulu juger pour ses actes, et qui a pourtant scandaleusement avili son intelligence personnelle par une intelligence avec de véritables barbares. Mais Robert Brasillach n’était pas Julius Streicher.

La machine infernale

Les chapitres consacrés au procès attestent d’un regard précautionneux, minutieux, rigoureux : Philippe Bilger nous entraîne avec un sens de la narration que les premiers chapitres, plus psychologiques, abordant même la philosophie de la justice, avaient volontairement laissé de côté. Sans prétention d’historien (mais les références sont là), l’avocat général établit un parallèle judiciaire, il se vêt de la robe de ses confrères de jadis et s’interroge, avec une légitimité, une honnêteté intellectuelle qui pourrait renvoyer bien des discours bien-pensants aux oubliettes. Il est vrai que la cour qui jugea Brasillach rendait elle-même des procès à l’encontre des ennemis de Vichy à peine quelques mois auparavant ! Le personnel ne changea presque pas, l’opposition au temps du régime de Pétain et Laval ne fut qu’embryonnaire ou balbutiante dans la magistrature. Faut-il crier haro pour autant ? Il serait trop aisé, rappelle l’auteur, de se peindre en héros, en résistant valeureux. Tout au mieux peut-on s’imaginer silencieux ou rongeant son frein, en attendant le prochain changement de régime, ce qui fut le cas du juge Vidal qui prononça la sentence de Brasillach. L’héroïsme n’est pas de mise dans ce procès.

Philippe Bilger préfère insister sur les faits : le dossier est presque vide, il y a quelques articles, quelques déclarations. Céline, Rebatet et tant d’autres qui ne furent point exécutés, avaient écrit des pamphlets du même ordre. Mais Brasillach connut la sentence suprême. Un magistrat français de 2011 ne peut certainement pas cautionner la peine de mort, mais au-delà de cette évidence, l’auteur s’interroge sur le moment du procès, sur les circonstances de son déroulement dans la châleur de l’épuration. De Gaulle, forcé, peut-être malgré lui, on ne le saura jamais vraiment, de refuser le recours en grâce, de refuser de reconnaître l’appel humaniste des artistes, pourtant peu enclins à pardonner Brasillach, comme Camus, c’est l’expression d’une machine de mort, destinée à faire apparaître la justice des hommes telle une implacable Némésis répondant à l’Hubris des collaborateurs et des traîtres. Brasillach, blessé dans son orgueuil et l’honneur de la France qu’il prétendait incarner, représenter, tout simplement penser pour donner un sens à sa vie et à sa carrière, refusa la présence de témoins. Il put s’exprimer au cours d’une audience qui dura six heures. Mais les dés étaient jetés depuis longtemps : le président Vidal, le commissaire Reboul, les jurés animés d’un patriotisme certain, tous savaient que l’alternative « l’acquittement ou la mort » était biaisée. Une seule issue était possible. Brasillach devait le savoir, l’auteur insiste sur cette impression d’un procès expédié, comme le suggère le sous-titre du livre, pour cause de sentence déjà prévue, qui n’attendait que sa mise en paroles pour libérer le tribunal de la chape de plomb qui le recouvrait. Brasillach devint ainsi au terme de ce procès le « maudit » qu’il reste encore, teinté d’une aura vénéneuse, non point séduisante mais repoussante, et qui, jusqu’à cet ouvrage clairvoyant, interdisait presque que l’on s’intéressât, même sans raison partisane, au destin de cet homme.

Les derniers chapitres décrivent la fin de Brasillach, sa dernière journée, d’après les souvenirs de l’avocat du condamné, Jacques Isorni. Là encore, les mots se font simples, la prose précieuse et amoureuse du mot juste comme du refus d’une pensée uniforme se fait austère, à l’instar des minutes ultimes de celui qui s’était rendu volontairement, dans le seul but qu’on libérât sa mère emprisonnée au motif d’être la génitrice du « salaud ». Philippe Bilger pose en fin de récit la véritable question qui émane de son travail remarquable de clarté et de concision : sans écarter la culpabilité, les actes objectivement condamnables, comment ne pourrait-on pas trouver honteuses ces vingt minutes qui amenèrent à choisir la mort, ou plutôt qui confirmèrent une décision déjà entendue, et qui attestent d’une faillite non pas seulement d’un moment de la Libération, mais de l’humanité qu’on était en droit d’attendre d’une cour de justice ?

Romain Estorc

 

Philippe Bilger, 20 minutes pour la mort, Editions du Rocher, "Documents", janvier 2011, 17,90 euros.


 Lire en complément l'entretien accordé par Philippe Bilger à Romain Estorc.

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pour plus d'informations sur Robert Brasillach, voir le site de la société des amis

http://www.brasillach.ch/