Les sept mercenaires

Les étranges témoignages des aumôniers protestants français qui furent les directeurs de conscience des rescapés du Procès de Nuremberg

Épargnés par le naufrage de leur régime de destruction et de mort, sauvés de la pendaison lors du jugement le plus fondamental de l’histoire moderne du droit, les sept de Spandau, Baldur von Schirach, Karl Dönitz, Konstantin von Neurath, Erich Raeder, Albert Speer, Walther Funk, Rudolf Hess, furent condamnés à diverses peines de prison, allant jusqu’à la perpétuité pour le dernier, considéré comme le « fils spirituel » d’Adolf Hitler, le confident du Führer en prison, ô ironie de l’histoire !

Le livre de la journaliste Laure Joanin-Llobet nous décrit à la fois le quotidien des prisonniers et leur rencontre avec les pasteurs chargés de recueillir les secrets de leur âme, à supposer qu’ils voulussent les partager, et d’aucuns diront, à supposer qu’ils disposassent d’une âme au sens où ce mot suggère le poids de la conscience, qui eût dû écraser ces hommes aux mains plongées dans le sang.

C’est par une double narration que l’auteur nous amène dans cette prison : tantôt la description des faits, de la vie des détenus, tantôt l’entretien, ou plutôt le récit que les aumôniers ont laissé à la postérité.

La description est sans conteste le point le plus étonnant de cet ouvrage, ce qui est paradoxal, l’argument du livre étant avant tout de fournir le témoignage – forcément subjectif et tempéré par une foi à l’épreuve des défauts de la nature humaine – des douze pasteurs qui officièrent en ce lieu. On est fasciné par le récit chronologique, à peine croyable et très détaillé de la routine de cette prison, folle incarnation de l’absurde, lieu infernal même pour des démons, inhumanité politique de règles insensées, inouïes, extravagantes, comme la taille des feuilles du courrier, la page distribuée chaque mois, les lettres ouvertes et détruites si le contenu n’est pas jugé intéressant, la perte du nom au profit du numéro, la répétition des taches les plus inutiles, comme ce potager en friche où des vieillards malades viennent planter des légumes, comme ces objets qu’on leur demande de fabriquer pour ensuite les détruire, comme ces lumières qu’on supprime le jour, qu’on allume la nuit, comme cette chaise sur laquelle il fallait s’asseoir trois heures par jour sans bouger, sans lire et sans parler, et cela sur un fond de malnutrition, d’absence d’égards pour la fatigue et la maladie, de guerre froide entre les Russes partisans du pire, et l’Ouest partisan d’un certain assouplissement. Spandau, cercle oublié de L’Enfer de Dante ?

Et que dire ensuite de ces chapitres édifiants sur « le prisonnier le plus cher du monde », Rudolf Hess, laissé seul dans une immense bâtisse vide, veillé jour et nuit par une armada de fonctionnaires et de militaires, abandonné dans sa déchéance mentale et physique ? Il n’y eut en dehors de l’Union Soviétique aucune voix qui ne s’éleva contre son emprisonnement, tant celle des réunificateurs Helmut Kohl et François Mitterrand que celle de Margaret Thatcher, de la Croix Rouge et d’Amnesty International. Spandau, devenue le symbole de la dérive carcérale.

Parce que maintenant, posons-nous la question suivante : ce résumé des conditions carcérales de Spandau, ne ressemble-t-il point à s’y méprendre à la routine d’un camp de travail nazi ? N’a-t-on point l’impression amère d’assister à une vengeance bien basse sur des coupables dignement jugés (encore qu’il restera à jamais odieux d’avoir permis à Albert Speer de finir sa vie en donnant des interviews télévisées et en connaissant un succès médiatique…) ? Spandau était une sorte d’application des méthodes des bourreaux à eux-mêmes. Le traumatisme d’une guerre ignoble a pu entraîner – qui sommes-nous aujourd’hui pour le blâmer ? – des réactions disproportionnées, la Libération française l’a montré. Mais Spandau, symbole puissant, n’a-t-il point retourné les armes de la justice contre ceux qui ont échappé à la potence ? Spandau, inversion du fantasme concentrationnaire, ou plutôt outil du Talion imposé aux thuriféraires d’une loi inique et génocidaire.

C’est ce questionnement qui fait la saveur du livre, ces interrogations fondamentales sur la nature de la faute et du châtiment. Le constat est plutôt déroutant : la parole des pasteurs, partie plus faible sur le plan historique, n’amène pas l’auteur à interpréter les faits. Les questions sont laissées sans réponse, les réponses entrevues trop nombreuses. Mais était-ce le but de l’auteur, qui avoue avant tout un intérêt autobiographique pour cette étude, étant donné que Laure Joanin-Llobet est une parente éloignée d’un des pasteurs ? On sent la gêne, la fascination, mais aussi la lucidité dans sa démarche. Il est regrettable que le propos reste parfois allusif, ou qu’il suggère une tendance à la dénonciation « obligée » de l’injustice carcérale et de ses martyrs.

Parce que les sept de Spandau ne peuvent en aucun cas être perçus comme des prisonniers lambda.
Oui, le récit du traitement de ces prisonniers est indigne de la volonté de rehaussement moral qui présidait à Nuremberg.

Oui, il est nécessaire de connaître ces faits, et de se souvenir que même Hitler et ses sbires étaient des êtres humains.

Mais le livre reste entre deux eaux, il n’apporte pas de réponse, sous couvert d’un discours moraliste parfois, imprécis souvent, bien qu’il nous plonge dans une intimité troublante avec les prisonniers, émanant d’hommes de religion. Il manque une parole de justice qui eût pu tenter de racheter l’absurdité kafkaïenne de Spandau, cette prison qui voulait faire disparaître les sept, et qui a alimenté les rumeurs les plus folles, la presse à sensation, et qui a fini sa triste carrière en permettant à Rudolf Hess, suicidé ou exécuté – qui s’en soucie ? – de bénéficier d’une sépulture familiale – permettons-lui par cet humanisme qui lui fit défaut de lui accorder les honneurs funèbres que le régime qu’il a encensé a refusé à des millions d’immolés au nom de sa haine – sépulture hélas devenue aujourd’hui lieu de culte, de rassemblement et de célébration néo-nazie… Ultime pied de nez que l’histoire réserve souvent à ceux qui ont l’audace de se prendre un peu trop pour des vainqueurs sans se soucier de la morale, non pas celle qui produit des images d’Épinal, non pas celle de quelque Église, mais cette idée de la morale qui gouverne l’intelligence depuis l’aube de la philosophie, celle qui nous fait frémir de terreur devant la devise inscrite en lettres gothiques à l’entrée de Buchenwald, « A chacun son dû », et que le livre présent nous montre, avec habileté, appliquée délibérément ou par mégarde à des hommes qu’il eût mieux valu traiter par l’exception d’un anonymat véritable.

Romain Estorc

 

Laure Joanin-Llobet, Les 7 de Spandau, Oh! Editions, septembre 2008, 391 pages, 21,90 euros.

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