La loyauté au service du crime

Une mise au point salutaire et une plongée vertigineuse dans les origines d'un crime collectif.

S’il est aujourd’hui bien connu, du grand public comme des érudits historiens, que la Shoah par balles lors de la guerre sur le front est à partir de 1941, fut perpétrée à la fois par les Einsatzgruppen, les collaborateurs en mal de chasse au juif, notamment en Ukraine, ou en Biélorussie, et sous l’organisation logistique de la Wehrmacht, un rappel de cette responsabilité partagée n’est jamais à dédaigner.

Tout d’abord en raison du style très clair et fort concis de l’auteur, qui délivre là une exemplification de l’adéquation d’un langage simple et direct à l’honnêteté intellectuelle et scientifique que le métier d’historien est en droit d’exercer pour convaincre un public hélas parfois réticent à accepter un révisionnisme positif. Cette démarche s’accompagne d’un appareil critique massif, qui occupe presque un quart de l’ouvrage : c’est qu’il a fallu de la matière pour ériger un texte d’historiographie critique. En effet, il est plus question de l’ontologie du comportement de la Wehrmacht que de l’alignement ou du catalogue de faits que l’on peut voir narrés dans d’autres publications, ou encore dans des documentaires. Et le professeur Wette n’omet pas deux chapitres sur le mythe de la Wehrmacht « propre » et sur la fin de ce qu’il nomme un tabou. Et ce tabou effectivement innommable est le suivant : une armée d’Etat, au passé glorieux, à la discipline d’acier et à l’inflexible loyauté, cette armée, qui justement a commis par excès de cette loyauté envers une assemblée de barbares fiers de se proclamer tels (« nous voulons être des barbares », les mots mêmes de Hitler) une série de crimes dont chaque occurrence achève d’ensevelir le prestige de cette formation dans les charniers de l’histoire.

Wette surprendra le lecteur qui pourrait s’attendre à rencontrer sous la plume de l’historien, en raison du titre de l’œuvre, les descriptions des « actions » à l’est : les premiers chapitres, peut-être les plus passionnants traitent en vérité de la première guerre mondiale. Car l’auteur établit d‘emblée une évidence, mais qui doit être dite : l’envahisseur germain élimine les « esclaves » de l’est en raison de son antisémitisme et de son anti-bolchévisme. On sera étonné tout d’abord des renseignements sur l’histoire des officiers (quelle surprise de découvrir que Von Manstein était peut-être d’ascendance juive ! Il s’appelait en réalité Lipowski !) ; comment de simples ordonnances, ou lieutenants, contenaient en eux la fantasmatique du seigneur disposant du droit de vie et de mort dans un univers autistique qui emprunte à la féodalité l’hyperbole du rapport de vassalité, ici simplement celui du bourreau et du supplicié. C’est ainsi que des noms célèbres pendant le conflit de 1939-1945 sont déjà complices de « l’air du temps » : l’antisémitisme n’est pas une nouveauté créée par le NSDAP. Hitler n’était sans doute pas antisémite avant sa venue à Vienne, d’après son biographe Ian Kershaw ; mais l’Autriche, et bien sûr l’Allemagne, convoyaient leur lot d’insanités à l’égard de la « finance juive » et autres lieux communs que l’abrutissement de tous ceux qui croient en l’existence des races n’a cessé de véhiculer au fil des ans. La situation des soldats et officiers juifs au cours de la Grande Guerre est édifiante : déjà les brimades, l’opprobre, l’absence de reconnaissance des actes de bravoure au combat. Et si l’on ajoute la vision de l’époque du Russe, on est « rassuré » : l’offensive de 1941 n’a pas laissé de place à l’improvisation. Le Russe est un idiot, presque congénital, ivrogne et imbécile si l’on en croit les encyclopédies officielles sous le Deuxième Reich ! Ainsi, le double ennemi, évidemment la collusion est trop tentante, devient un seul monstre, le « judéo-bolchévisme », thème qui fera florès sous la chancellerie de Hitler…

L’ouvrage nous amène au cœur de cette histoire méconnue de l’armée allemande confrontée à ses peurs et à ses phobies. On découvre plus que les origines de la machine infernale : c’est, au moins de façon inconsciente, ou alors à-demi mots, la préparation de l’horreur à venir. Chapitres indispensables pour mieux comprendre l’uniformité de la volonté d’extermination dans la guerre menée par les nazis.

Les chapitres qui exposent la légende d’une armée obligée par serment de se battre, contrainte de regarder et de fermer les yeux devant les atrocités (mais la désobéissance civile se devait d’entrer en ligne de compte) sans y participer sont eux aussi primordiaux. Il ne faut pas oublier que les soldats durent prêter serment devant le Führer ; d’où cette phrase presque sublime par son cynisme et sa simplicité : « les feld-maréchaux prussiens ne se mutinent pas », aphorisme mortifère proféré par le baron Rudolf-Christoph von Gersdorff le 20 juillet 1944, pourtant un homme de la résistance, paralysé d’avance en vertu de son adhésion à une telle rigidité morale. La SS a servi de faire-valoir à l’armée régulière. Et même si dès les années 1960, et malgré les réticences de la justice allemande au début, ainsi que le révèle l’auteur, on parle des crimes de la Wehrmacht, le fait que de nombreux officiers aient échappé à la justice de Nuremberg et même celle d’après Nuremberg, a permis la diffusion, par leur propre soin, d’une propagande clamant haut et fort la « propreté » de l’armée.

Ce livre démontre qu’il a fallu attendre un demi-siècle pour que la vérité soit rétablie.

Par son impartialité et sa limpidité, l’ouvrage permet non seulement de rendre plus cohérente la démarche guerrière du troisième Reich, loin d’une idée de massacres improvisés ou décidés par seulement quelques SS, mais aussi de rendre par là-même un hommage discret mais essentiel aux millions de victimes pour lesquelles, bien certainement, la mort avait le même visage : celui de l’envahisseur nazi.

Romain Estorc

Wolfram Wette, Les Crimes de la Wehrmacht, Perrin, Pour l'histoire, août 2009, 385 pages, 21,90 euros.

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