L'affaire des poisons: vous reprendrez bien un doigt d'arsenic?

Ce que l’on retient à la lecture de cet ouvrage fort bien documenté, renseigné et écrit avec une plume légère, concise, toujours assez narrative pour faire oublier le poids de la référence et de la source, dûment renseignées, c’est la galerie des portraits : incroyable et fascinante succession de « tronches » dont même les feuilletonnistes à la Eugène Sue n’ont pas su rêver : la Bosse, la Voisin, la Vigoureux, ces sorcières au physique disgrâcieux, inquiétantes figures du Paris interlope qui dispensent leurs divinations de pacotille et leurs logorrhées de pythonisses à trois sous, ou bien encore les valets et les hommes de main, Gascon, la Chaussée, la Chaboissière, assassins, tueurs à gages, vicaires introduits chez les puissants ou dans les grandes familles pour distiller, presque au sens propre, leurs substances homicides, mais aussi les grands de ce monde, la marquise de Brinvilliers, la comtesse de Soissons, le maréchal de Luxembourg, Olympe Mancini, jusqu’à la Montespan et au roi, Louis XIV. Et sans oublier Racine, le grand Racine, qui fut lui-même suspecté d’avoir empoisonné sa maîtresse…

On prendra plaisir à suivre les pérégrinations de ces individus, tous soumis à la superstition du temps : il n’est pas loin le temps des sorcières, il n’est pas loin, en dépit de Descartes, de Pascal, de Leibniz, le temps du Malleus Maleficarum, ou encore des préceptes du chasseur de sorcières Jean Bodin. On parcourra en frémissant ces pages, que l’auteur se plaît d’agrémenter, pour notre plus grand plaisir, de tous les détails, tortures, questions ordinaire et extraordinaire, les coups de maillets qui broient les membres, les litres d’eau qu’ingurgitent les « sorcières » ou les empoisonneuses, les bûchers qui consument les petits, l’épée qui décapite les puissants. On s’initiera aux mœurs du temps, on se laissera prendre dans les méandres des esprits fallacieusement magiciens des alchimistes et des « auteurs », des « artistes en poison », comme Vanens, ou encore Dalmas, noms oubliés aujourd’hui, mais qui revivent au sein de cette société de faux-monnayeurs et d’escrocs.

L’auteur nous donne à lire les témoignages de grands écrivains, comme madame de Sévigné, madame de Lafayette, ou encore Saint-Simon, témoin obligé pour tout ce qui a trait à la cour du Roi-Soleil. Et il nous permet de pénétrer dans le secret de l’instruction avec les témoignages parfois inédits de La Reynie, le magistrat instructeur.

Quel imbroglio de personnes et de situations ! Il faudra parfois relire quelque passage pour ne pas se perdre dans ces généalogies nobiliaires, et dans ces intrigues où messes noires, abominables avortements (la Voisin prétendit avoir incinéré des centaines de fœtus dans son four…), empoisonnements – on apprécie la liste et même la recette des poisons les plus populaires en ces temps où la médecine légale est moins que balbutiante – fausses identités, invocations fantaisistes au nom du diable, qui abusent de la crédulité des personnes même parmi les plus instruites : autant de chemins dans lesquels se perdra notre imaginaire stimulé par ces récits.

Intrigues de cour et d’arrière-cour…

On ne peut résumer, et cela serait gâcher le plaisir du lecteur, les ramifications multiples de cette affaire : rappelons juste le point de départ ; la Voisin, célèbre et très populaire devineresse parmi tant d’autres (plus de 400 échoppes où officient des personnes de cet acabit dans Paris !) est arrêtée, et révèle qu’il y a eu, ou qu’il existe encore, un complot visant la personne royale. L’entourage, voire la personne de la Montespan, la favorite du roi, serait coupable.

C’est ainsi que le mystère et les fameuses lettres de cachet, arbitraire expression de la volonté judiciaire du roi, vont gagner peu à peu la procédure, instaurant une sorte de « secret-défense » avant l’heure qui rend le travail de l’historien difficile, et dans le cas de l’auteur, admirable. On ne présente plus Jean-Christian Petitfils, déjà célèbre pour ses biographies, notamment celle de Louis XIV. Il parvient dans ce livre à donner un aspect palpitant à cette intrigue. La réalité a le don de dépasser la fiction : il serait difficile d’imaginer un roman constitué de ces faits. L’eût-on écrit, que la critique se fût aussitôt écriée : « c’est trop compliqué, on ne comprend rien, il y a trop de protagonistes, etc. » Voilà justement le génie de l’histoire : celui de nous confronter à la complexité de la nature humaine. Et cette nature humaine, la voici : crise de paranoïa dans tout le royaume, empoisonnements multiples, suspicions dans toutes les strates de la société, adultères sans fin, qui nous éclairent par ailleurs sur la vie sociale de cette époque – Ô Molière qui nous a montré ce qu’était le mariage forcé ! – puissance des privilèges de classe qui arrivent parfois à contourner la volonté du roi !

Les aventures de certains personnages, qui mériteraient à elles seules tout un roman, ou toute une étude, nous feront voyager dans ce Grand Siècle où les méthodes de l’Inquisition côtoient les philosophes, où les vers de Corneille et de Racine accompagnent les incantations farfelues d’imposteurs et de faussaires capables en un tour de main de persuader quelque baron ou quelque comte que Satan répond (par courrier !) à leurs requêtes…

Révélations ?

Les détails de cette formidable histoire n’étant pas forcément connus, on aura au moins la révélation des secrets d’alcôves et de ceux contenus dans les cellules de la Bastille, fort fréquentées à cette époque par les suspects…

L’auteur fait porter les soupçons sur une personne de l’entourage de la Montespan. Solution possible et probable de cette énigme, que l’on réserve au plaisir du lecteur. Au gré de cet ouvrage passionnant, on feuillettera ainsi des pages essentielles de notre histoire, qui couvrent à la fois les détails de cette grande affaire, mais aussi des aspects de la société, de la politique, de la justice : combien sont vivantes et proches ces scènes ordinaires (ou presque !) de la France de la fin du XVIIe siècle !


Romain Estorc

 

Jean-Christian Petitfils, L'affaire des poisons, Perrin, janvier 2010, 384 pages, 21,50 euros.

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