L'Art du commandement selon Alexandre le Grand, Wellington, Grant et Hitler

John Keegan est un spécialiste d’histoire militaire. Il nous revient chez Perrin avec un ouvrage sur l’art du commandement où la matière de sa réflexion est la comparaison de quatre chefs de guerre successifs : Alexandre le Grand, qui a mis à bas l’empire perse au IVe siècle avant J.C., puis Wellington, le vainqueur de Napoléon, Grant, chef des armées de l’Union pendant la guerre civile américaine et enfin Hitler. La conclusion de son ouvrage porte sur le commandement militaire à l’ère nucléaire.Le chef militaire au cœur du sensOn débute à l’ère héroïque où les gens étaient tellement primitifs qu’ils n’allaient à la guerre que si leur chef passait devant ! Alexandre ne peut faire autrement que de risquer personnellement sa vie. Sa position de roi est inséparable de son rôle de guerrier et de héros, il a le désir ardent (pothos) de faire quelque chose d’unique, le principe héroïque règne. Il se veut l’Achille d’Homère. C’est la justification permanente de son autorité et de sa part divine. Les Macédoniens ne suivent pas leur roi aveuglément. Alexandre doit séduire et récompenser ou il n’est plus légitime. La taille de son armée lui permet encore de se mettre en avant. Il charge à la tête de sa cavalerie au Granique comme à Gaugamèles, qui marque le début de  la fin pour Darius, l’empereur perse. Cet individualisme lui interdit de contrôler la bataille, dés  qu’elle est déclenchée. Ce système héroïque a des conséquences néfastes. Tout d’abord, toute la communauté est sur le fil du rasoir. Le chef peut mourir à tout moment et entraîner tout son peuple dans sa perte. Alexandre est perclus de blessures plus ou moins guéries. Il a été, par exemple, à deux doigts de mourir quand il est entré, lors du siège, le premier, dans la ville de Multan, au Pakistan actuel. Il s’est retrouvé complètement isolé au milieu de ses ennemis, pendant de longues minutes, et n’a été secouru qu’in extremis. Après ce siège, Alexandre, s’il a accru son prestige, n’est plus et ne sera jamais plus comme auparavant, diminué par ses blessures (326-325 av J.C.). La seconde conséquence néfaste est qu’il n’y a pas d’évolution possible de la société puisque toute l’attention de l’élite est tournée vers le combat, pas vers la pensée, le commerce... Des civilisations ont essayé d’échapper à ce modèle en confiant la fonction guerrière à des mercenaires, qui, un jour ne se contentèrent plus de la part que leur donnait la société et s’en emparèrent puisqu’ils savaient être les plus forts (les Mamelouks par exemple).Le chef militaire représente un principe aristocratiqueWellington est  le refus du héros. Les armées sont trop nombreuses et l’enjeu de la guerre est trop dissocié du religieux ou du magique pour qu’il prenne un risque physique personnel important.  Il appartient à une classe guerrière qui agit au nom du roi, maintenue dans la discipline par toutes sortes de récompenses et de privilèges. Il cultive cette noblesse qui incarne la société aristocratique dans la personne du roi, se tient à l’écart de ses soldats qu’il considère comme la lie de l’humanité, méprise les « ficelles vulgaires et démagogiques » de Napoléon qui agit, lui, sur des citoyens et non sur des sujets auxquels le désordre ou la misère ont valu d’être sous les drapeaux. Son opposition à Napoléon est idéologique en ce que l’empereur incarne la volonté personnelle ; pour lui l’homme s’efface derrière la fonction. Chacun a son rôle et la mobilité sociale doit être salutairement réduite, la réforme, c’est déjà la Révolution. Wellington, chef militaire, risque encore sa vie en allant au plus près du feu, afin d’être bien renseigné. Il applique froidement une technique, celle qui consiste à tenir son armée à l’abri derrière une ligne de crête jusqu’au moment décisif. C’est le secret de Waterloo, simple, qui brise la furia francese ! Wellington agit dans un art militaire figé depuis l’apparition de la poudre. La noblesse a su remarquablement s’adapter en passant du chevalier à l’officier. Les états ont confisqué le fusil qui risquait de mettre les hommes  sur le même plan, à égalité. Ils ont créé des armées nationales, aux Temps Modernes,  puis ont freiné, dés lors, toutes les innovations dans l’armement. Selon Keegan, la principale innovation de la Révolution française est de faire de tout homme un soldat. Egalité qui fonctionne dans un premier temps, si tout homme est soldat, il n’y a pas d’égalité dans les capacités militaires et la hiérarchie revient forcément avec l’Empire.Le chef militaire en démocratieQuand Grant rentre en scène,  la guerre a  évolué ;  nous sommes dans la guerre de sécession aux Etats-Unis de 1861 à 1865. Il est le chef d’une armée de citoyens où les désertions touchent un homme sur dix et où le châtiment est faible ou rare car le citoyen ne se traite pas comme un sujet,  on coure le risque de faire écrouler l’ensemble du système. Il se fait obéir en cultivant le mystère. S’il se déplace beaucoup sur le terrain pour être bien renseigné, il évite soigneusement de s’approcher de la zone dangereuse (bien plus dangereuse qu’au temps de Wellington). Petit, effacé, peu battant, Grant est le contraire du « Surhomme » Alexandre. En 1861, il est désargenté alors qu’il a quatre enfants à nourrir. Grant a quitté l’armée sans obtenir la promotion sociale attendue dans le « privé », étant trop gentleman dans un monde de business. Il est pourtant diplômé de West Point et c’est ce qui lui met le pied à l’étrier, tellement  les officiers compétents manquent dans cette guerre idéologique (la première de l’Histoire selon l’auteur), où la conviction du citoyen joue un rôle central. Grant  sait utiliser  le détail grâce à  une énorme capacité de synthèse, et il a  le sens de la réalité ; il ne s’accroche pas au modèle napoléonien de la bataille, contrairement à ses collègues (on se rappelle la charge absurde du Sudiste Longstreet à Gettysburg en 1863, qui préfigure les offensives meurtrières de 1914-1916) ; il se rend compte que les armes ont évolué. Il commande sans panache ni ostentation, mais avec efficacité, s’écrasant totalement devant le pouvoir politique de Lincoln  qui représente ce à quoi il croit. Sa modestie devient légendaire, même si elle cache, au fond, une réelle estime de soi. Elle est le corollaire indispensable et… L’instrument qui le propulsera à la présidence quelques années plus tard. Le style populaire des présidents américains est d’autant plus prégnant que les « pionniers » se méfient du pouvoir fédéral. Roosevelt n’est pas encore passé par là.Le chef militaire, un  monstre de la démocratie ?Hitler, incarnation popu… « liste ou laire » (vaste débat que l’auteur évite) du peuple allemand, se considère comme un soldat, un politicien et un artiste (fantaisie étrange de sa personnalité pour qui a vu ses peintures glacées, sans être humain, à Beaubourg, il y a trente ans). Assurément, il fut un soldat en 14-18, à un poste exposé de messager. Ce poste lui assurait un statut bâtard, proche des chefs mais en même temps dangereux. Sa Croix de Fer, contrairement à une historiographie récente plus journalistique que soucieuse des réalités, n’apparait pas être de complaisance. Il doit à Goebbels, ministre de la propagande, d’avoir été présenté comme le premier soldat d’Allemagne, alors qu’il exigeait des efforts colossaux de la part du soldat, alors qu’il commandait de très loin, faisant une confiance immodérée dans les moyens modernes de communication … Sa guerre se résumait au déplacement de petits drapeaux sur les cartes. Il ne réalisait pas les difficultés du terrain, le climat ou l’usure. Vers sa fin, il refuse, avec toute la rigidité de son caractère, de constater que ses petits drapeaux de divisions ne représentent plus qu’une poignée d’hommes sans matériel et démoralisés. En cela Keegan le présente en faux héros, celui qui ne voit jamais le combattant. Il pose la question du chef… Doit-il être sur le terrain ? Parfois ? Souvent ? Jamais ?  Ce « Jamais » paraît  aboutir à la catastrophe comme en France en 1940 ou en Allemagne avec Hitler en 1945. Hitler est l’héritier de ces commandants « de château » qui sont complètement ignorants des contraintes du terrain, de la psychologie du combattant, installés depuis 14-18, très loin du front. Pétain est présenté comme le seul chef à avoir compris que l’on faisait fausse route, à partir de 1917, lorsqu’il « désamorce » les mutineries, améliore la condition du soldat et ne l’engage que sur des opérations réussies sur des secteurs limités. On n’attend pas qu’un Anglais fasse plaisir au politiquement correct des Froggies  (il a déjà égratigné Napoléon au profit de Wellington, horresco referens !).Le chef à l’ère nucléaire, pas un héros, mais l’espoir d’un Honnête HommeKeegan  fait la synthèse des impératifs du commandement, en s’appuyant sur les écrits d’un général de la Guerre de Trente ans, Montecuccoli. Le général doit mettre en avant la morale de la cause pour laquelle on risque sa vie (patrie…), l’infamie de la lâcheté, l’appétit du butin et le danger de la punition. Il  décrit les problèmes posés par la masse du renseignement qui exige un Etat Major pléthorique et… déformant. Tout change avec la nouvelle donne nucléaire. Le chef est à l’abri quand le peuple est aux premières loges. Après avoir décrit le « brain storming » quelque peu inquiétant de la crise des fusées de 1962, Keegan en vient à la conclusion que tout l’espoir réside en une personne qui, surtout, ne se prenne pas pour un héros… C’est accablant de lucidité dans notre époque.Didier Paineau 

John Keegan, L'Art du commandement, Perrin, notes, cartes, index, 566 pages, août 2010, 26 euros

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