Le drame des "Enfants soldats"

« Toute la barricade poussa un cri ; mais il y avait de l'Antée dans ce pygmée ; pour le gamin, toucher le pavé, c'est comme pour le géant toucher la terre. »Victor Hugo, Les Misérables
Victor Hugo ne tarit pas d'oxymores pour raconter cette monstruosité, ce douloureux paradoxe : un enfant au combat, le « nain invulnérable de la mêlée » (Victor, toujours.). Ce hiatus entre l'innocence et la guerre a traversé les XIXe et XXe siècle pour parvenir jusqu'à nous. Le film Killer Kid, inspiré de l' histoire vraie d'un orphelin formé pour tuer le président français, nous en donne une choquante illustration.La couverture du livre reflète bien ce contraste saisissant : un bras de poupée arraché gît sur le sable, symbole d'une innocence détruite sur les sentiers de la guerre. Le reporter Alain Louyot nous dépeint un bien sinistre paysage : des champs de bataille jonchés de petits cadavres. 
L'horreur de A à Z
Sur la première page du livre, le répertoire des pays des enfants soldats : de Afghanistan à Zimbabwe, aucune lettre de l'alphabet ne semble épargnée : l'horreur est tapie dans tous les coins du globe.
Les noms seuls diffèrent. Quelles que soient les religions, les causes, ces petits squelettes forment une triste fraternité. Pour Reza l'Iranien, Oav l'Israëlien, Luis Alfonso Velasquez, le Nicaraguayen, l'issue sera la même.Le sort de ceux qui ne meurent pas n'est pas beaucoup plus enviable : ils sont emprisonnés pendant des années, ou gravement mutilés, ou encore exilés politiques, éloignés de leurs familles, de leur pays sans espoir de retour.Ces enfants apprennent très jeunes l'ABC de la guerre : l'école est un véritable instrument de manipulation pour ces jeunes âmes innocentes. On découvre qu'en bas de certains manuels, une goutte de sang représente au bas de chaque page un soldat martyr. De bien étranges conférenciers interviennent dans les salles de classe, à l'image de cette mère éplorée qui, ayant perdu son fils au combat, exhorte les élèves à le venger. Des hymnes guerriers, des slogans de haine xénophobes sont entonnés dans les cours de récréations, par des hordes d'enfants qui les clament à plein poumons innocents. Et lorsque c'est le professeur qui emmène ses élèves sur le champ de bataille, on se dit que l'enseignant devient ensaignant. En République islamique, les lycées affichent un bien sinistre palmarès : le lycée d'Hispahan, devenu lycée Martyrium, a sacrifié plus de deux cents élèves sur les champs de bataille, en 1983. L'école Hojat de Hawaz a dû fermer ses portes en 1984 « après que tous les enfants, à partir de la troisième (l'équivalent du CM1 en France), furent partis pour le front, leur instituteur en tête ». On imagine le désarroi du lecteur français, qui ne peut s'empêcher de se représenter son jeune enfant ayant un champ de bataille et la mort en guise de sortie scolaire !

C'est une situation génératrice de contrastes horrifiants dont l'auteur ne cesse de souligner l'absurdité.

« Je suis jeune et ne veux pas mourir »

Ces enfants sont jetés dans une situation paradoxale, leur innocence est déchirée par un monde d'adultes. Les titres de chapitres sont à ce sujet largement évocateurs : « réfugiés politiques de douze ans », « anciens combattants à seize ans »... Les notions se télescopent, on a l'impression qu'ils sont revêtus d'un vêtement bien trop grand pour eux, l'uniforme de soldats... Cela peut aller jusqu'à une diabolique inversion : les bourreaux khmers sont des enfants, qui massacrent les grands. « les petits soldats rouges – de treize à dix-sept ans – écrasèrent à coups de pioche les têtes des universitaires et des étudiants »... Le journaliste nous dépeint souvent de véritables scènes d'Apocalypse, dans lesquelles les valeurs sont inversées. Les petits terrorisent les grands, renversent des siècles d'histoire ! Tel « Sadegh, quatorze ans », qui « vient de renverser deux mille cinq cents ans de monarchie. Et le roi n'est pas son cousin... »

Du « lance-pierre » au « lance-roquette », il n'y a que le jeu qui change. L'auteur ne cesse de souligner la proximité du jeu et de la guerre, contemplant pensivement son fils en train de « jouer à la guerre »... « Panoplie ou uniforme » ? Les enfants soldats sont avant tout fiers de leurs costumes, jusqu'à faire une confusion des deux, tel Idriss qui sort dans le champ de bataille paré du petit costume de général offert par ses parents... et qui est si ému d'être rapatrié en petit héros en hélicoptère qu'il s'oublie, sous son képi en carton aux belles médailles en plastique... 

Cependant le jeu est pulvérisé et se fait vite rattraper par la réalité : les enfants se font torturer, révolvériser comme des adultes ! Car, ne l'oublions pas, tout cela est pour de vrai ! Et les récits du journaliste sont d'autant plus insoutenables qu'il dépeint une réalité bien cruelle, ce qui permet de donner à ces petits martyrs de dignes sépultures.

Un petit cercueil blanc

Sur la couverture du livre, du sable, un bras de poupée qui dépasse, une quatrième de couverture blanche.. Nous sommes bien dans un cénotaphe, un petit hommage à ces victimes exhumées de l'oubli où elles étaient tombées.Le journaliste a exhumé l'histoire du petit Reza, qui a terminé pulvérisé par des bombes en plien désert. Le temps d'un chapitre, le jeune homme avec ses espoirs et ses rêves aura resurgi des sables... Le journaliste saura ressusciter ses petits morts, avec des petites touches qui fon surgir des images singulières, comme celle de Marouane, onze ans,et de son perroquet Coco, perdu sous les feux de Beyrouth. L'enfant ne comprend pas pourquoi son perroquet semble déprimé : le bruit des bombes lui est devenu si familier... Marouane disparaîtra sur une mine. Quelques semaines plus tard, le perroquet se volatilisera à son tour...

Ce témoignage plein de vie sera peut-être la dernière trace de ces enfants. Ceux-ci sont parfois encore vivant. Ainsi, l'image poignante de la « mascotte des marsouins », Adulaï, douze ans,  qui fait ses premiers pas sous l'œil ému de l'armée française postée au Tchad qui l'a pris sous son aile. Ils lui ont donné de coûteuses prothèses, car les deux jambes et le bras d'Adulaï ont été arrachés. Mais lorsque, trois mois plus tard, l'armée doit se retirer, plus personne pour dorloter l'enfant, qui ne pourra se payer à nouveau ces luxueux cadeaux. Il ne reste de lui que cette image affreuse et anonyme d' »un de ces gamins invalides de guerre , rampant sur leurs moignons dans la poussière, pour quémander à boire ou à manger ». L'auteur lui aura, au moins pour un temps, redonné un nom...

Redonné une voix, aussi, et des rêves, et des espoirs. Ce livre démarre avec l'évocation d'un petit carnet  « ramassé un jour dans le sable, non loin de la frontière irano-irakienne? Un petit carnet sur lequel un jeune soldat de Khomeiny avait griffonné en persan – avant d'être tué - »un poème qui se finit par ce vers bouleversant : « je suis jeune et je ne veux pas mourir »...

Le journaliste se penche et sort du sable de l'oubli ces voix, ces visages, ces petites vies qui n'ont pas été protégées par « une armure juridique dérisoire »...


Elsa Bénéjean 

Alain Louyot, Les Enfants soldats, Perrin, "Tempus", août 2007, 8 euros

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