François Kersaudy , "L'Affaire Cicéron" ou la comédie d'espionnage

Révélée a posteriori au grand public par la publication en 1949 des mémoires du SS Ludwig Moyzisch, attaché « commercial » en Turquie et un des acteurs principaux de cette histoire, dont la traduction anglaise (1950) mis le plus beau désordre dans les affaires intérieures britanniques, car les services secrets et le gouvernement voulaient cacher la chose, l’Affaire Cicéron est entrée dans la légende comme la plus extraordinaire affaire d’espionnage de la Seconde Guerre mondiale. La légende s’est développée sur la base d’informations farfelues, du film de Mankiewicz des plus légers avec la réalité des faits, mais qui connut un énorme succès, et des mémoires des différents protagonistes, chacun donnant une version à son avantage. Comble de la farce historique, le corps diplomatique anglais en Turquie en la personne de Sir Knatchbull-Hugessen (dans ses Mémoires Diplomat in peace and War, 1949) semble absent de l’affaire, puisqu'il ne parle que de soirées de gala et de vétilles…

Tout se passe en Turquie, centre névralgique du conflit en Europe — « elle a des frontières communes  en 1939 avec la Bulgarie, la Grèce, l’Italie, la Syrie, l’Irak, l’Iran, l’Arménie et la Géorgie » —, pays neutre qui joue sa survie face à la double menace allemande et russe. Le jeu des corps diplomatiques pour tâcher de faire entrer ce petit pays central dans l’un ou l’autre camp est assez prodigieux, mais finalement échoue. Quand le IIIe Reich sera déjà à terre, après la montée en puissance des Alliés, la Turquie interrompra ses livraisons de chrome à l’Allemagne, élément primordial pour la construction d’armes modernes et dont la rupture d’approvisionnement avait été signalé à Hitler par Albert Speer comme la fin de l’armement, purement et simplement. L'enjeu est capital.

Dans cette ambiance à la fois électrique et protégée, comme dans l’œil du cyclone, un employé d’ambassade, ancien chanteur, va être rebaptisé Cicéron par Van Papen, « parce que ses documents sont si éloquents », et entrer dans l’histoire comme le plus grand espion par la nature, la qualité et la quantité de document classés haute confidentialité qu’il livre aux Allemands. 

Comme un valet n’est pas un être réel pour Sir Knatchbull-Hugessen, Elyesa Bazna, qui a fait tous les métiers et de la prison, peut circuler librement dans le bureau du maître, qui travaille tard sur les documents qu’il apporte de l’ambassade jusqu’à chez lui, et s’endort parfois dessus. Un Leica, un coffre qui s’ouvre facilement — notre homme a aussi été serrurier — et livre, entre autres, les projets d’attaques des forces alliées, les comptes-rendus de réunions secrètes entre Anglais, Américains et Turques, par exemple, et voilà le petit turc disposant d’un  fonds de commerce tout à fait sympathique. Il n’a plus qu’à s’en aller trouver son ancien employeur, Herr Albert Jenke, conseiller de l’ambassade d’Allemagne, après avoir été au service des consulats yougoslave et américain, et à lui vendre les photographies qui feront frissoner tout le Reich. 

« C’est là que va naître sa vocation : “Je n’hésitais pas à mettre mon nez dans la correspondance officielle et privée de mon employeur. […] J’ai même photographié un soir deux lettres, uniquement pour impressionner ma femme, pour lui montrer combien j’étais chez moi dans la maison des Jenke, en dépit de la guerre et de l’espionite qui sévissaient à l’époque.” »

Renvoyé, il devient le valet de Sir Knatchbull-Hugessen mais, soucieux d’améliorer son ordinaire et conscient de la qualité des documents dont il peut disposer, il s’en va les négocier. Et pendant plusieurs mois, contre une petite fortune sujette à caution — la nature des paiements reste incertaine, même s’il est admis que les Allemands l’ont payé en fausse monnaie… —, le petit valet détrousse le vieux diplomate et se pavane aux bras de sa maîtresse. Ce qui va éventer l’affaire ? Une pure coïncidence : le passage à l’ennemi d’une secrétaire de l’ambassade du IIIe Reich et la rencontre fortuite, dans une boutique de luxe, de Cicéron et de ladite aux bras d’un officier britannique. Cicéron panique, arrête tout au moment où des émissaires de sa Majesté sont a priori envoyés pour renforcer la surveillance et la protection de l’ambassade.

Commencée dans la comédie d’espionnage, l’aventure se termine dans la farce : le voleur volé. La fausse monnaie sera écoulée et l’espion arrêté pour trafic. Le reste est offert par chacun des protagonistes dans ses écrits à l’Histoire. Et le pire, que relève cette incroyable enquête, nourrie de documents d'archives  tout juste dévoilés et d'un analyse serrée de tous le sfaits et paroles, c'est que le plus incroyable s'avère juste : à la limite de notre crédulité, les services britaniques ont brillés par leur aveuglement, leur nullité : car tout est vrai, les rocambolesques photographies de documents ultras secrets sur le bureau de l'ambassadeur avachi, les transactions financières, les réseaux de contre-espionnage pris  dans la facre et qui voient Cicéron mais ne peuvent pas imaginer que c'est bien lui !  Les différentes forces en jeu vont toutes essayer de tirer un bout de couvertures à elles, mais la seule conclusion qui s'impose, à l'historien, c'est l'incroyable et multiple vérité : 

« La première sera peut-être que la réalité d'une affaire d'espionnage est parfois plus simple, moins sanglante et plus humoristique que celles des interminables romans noirs dont s'abreuvent habituellement les amateurs du genre ; la deuxième sera sans doute qu'il faut aborder avec précaution les  Mémoires, les films “historiques” et les best-sellers anglo-saxons qui prétendent révéler toutes les coulisses de la guerre secrète ; la troisième sera certainement qu'en temps de guerre, c'est le plus imprévu qui est le plus certain... »

Menant son investigation avec brio sur plusieurs lignes parallèles, François Kersaudy met de l'ordre d'une écriture enlevée et halletante entre la légende et la vérité et donne dans cette mise à jour d'un fait marquant de la Deuxième Guerre Mondiale une leçon de genre aux espions en chambre ! Une grande réussite. 


Loïc Di Stefano


François Kersaudy, L'Affaire Cicéron, Perrin, « Tempus », février 2010 (1re éd. août 2005), index, bibliographie, 8 € 


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