"Zhou Enlaï, l'ombre de Mao"

Historien et enseignant à la Columbia University, Gao Wenqian a quitté la Chine en 1993. Un départ qui lui a permis de s’attaquer à un des derniers grands noms de l’histoire révolutionnaire chinoise qui n’avait pas encore été désacralisé : Zhou Enlai, qu’Henri Kissinger n’hésitait pas à désigner comme « l’un des deux ou trois hommes les plus impressionnants » qu’il ait rencontrés dans sa longue carrière. Il était temps que soit mis en avant de manière critique un des grands fondateurs de la Chine contemporaine, trop longtemps resté caché derrière l’aura de Mao Zedong et Deng Xiaoping.   

Une jeunesse (inter)nationaliste

L’ouvrage de Gao Wenqian s’inspire très largement de son ouvrage dédié aux dernières années de Zhou Enlai, interdit en Chine continentale dès 2003. S’appuyant sur des matériaux inédits (il a travaillé sur Zhou pour l’Office de Recherches pour la Documentation auprès de la Direction du Parti Communiste Chinois), Gao Wenqian livre une analyse des rapports Zhou – Mao augmentée d’une partie dédiée à la jeunesse du Premier Ministre chinois. 

On comprend très rapidement que Zhou, par sa nature même, allait être l’opposé absolu du Grand Timonier. Elevé en particulier par des femmes, Zhou s’est développé pour devenir un être délicat, fin, hautement pragmatique, et dont les intérêts intellectuels se doublait d’une véritable passion pour son pays, une Chine en proie aux graves troubles du début du XXe siècle. Son pragmatisme se révèle très vite, dès son parcours étudiant, puisqu’il tente sa chance au Japon, pays déjà honnis pour son comportement agressif à l’égard de la Chine mais bien plus avancé dans la marche vers la modernité. L’expérience japonaise est un échec, et, après un retour en Chine pour achever ses études, c’est à Paris qu’il va faire ses premières armes politiques. Zhou est devenu rapidement un révolutionnaire mais pas de n’importe quelle sorte. Dès années vingt jusqu’à sa mort en 1976, son œuvre dégage un fort parfum de nationalisme empreint de marxisme et de morale confucianiste. La force de son amour pour son pays rivalise avec la profondeur de ses convictions communistes. Toujours, par pragmatisme, la première semble l’emporter dans son cœur. 

Gao Wenqian passe aussi rapidement sur le rôle et la prépondérance de Zhou au sein du Parti durant la noire période des années 1930, quand Mao guidait l’armée rouge à travers la « Longue Marche ». Individu mesuré, homme de compromis et formidable organisateur, Zhou avait les faveurs de la majorité du Parti et aurait pu écraser Mao bon nombre de fois. C’est pour cela que Gao se concentre surtout sur la période de la Révolution Culturelle et ses suites, avec les luttes internes effarantes qui se déroulaient dans les arcanes du pouvoir. 

L’homme de main de Mao

Car très tôt Zhou a prêté allégeance à Mao. Se rangeant toujours du côté du Grand Timonier –  même quand celui-ci guidait le pays vers l’abyme absolu – Zhou a un rôle essentiel dans la Révolution Culturelle : selon Gao Wenqian, il l’a adoucit mais a aussi contribué à la faire perduré. Cherchant à « vieillir avec grâce » selon ses propres mots, c'est-à-dire à protéger sa survie politique et physique, Zhou s’est livré à Mao avec une soumission éhontée, en vrai mandarin confucéen qui préfère s’égarer avec son maître que lui donner tort. Ainsi s’est-il résigné à aider à faire tomber les têtes de Peng Dehuai, Liu Shaoqi, Lin Biao… tous d’anciens grands révolutionnaires que la paranoïa de Mao avait désignés comme de potentiels rivaux ou « traîtres » qui auraient pu détruire le pouvoir de Mao et mettre à jour les véritables conséquences de la Révolution Culturelle. Car l’auteur le met parfaitement en évidence : une grande partie de « l’œuvre » politique de celui dont le visage s’affiche toujours sur la Cité Interdite a été de s’acharner sur tous ceux qui pouvaient ternir son aura de Dieu de la révolution. Et Zhou lui a été d’une aide exceptionnelle. Evidemment, Zhou étant un homme talentueux, et par là même à la fois utile mais susceptible de faire de l’ombre à Mao, il n’a jamais été tout à fait hors de danger et tous les combats de la fin de sa vie sont autant de situations déchirantes : la maladie, les pressions toujours plus fortes de Mao, l’acharnement de Jian Qing, la tyrannique femme de Mao, sa défense de Deng Xiaoping qu’il savait être le seul à pouvoir relever la Chine après sa disparition… 

Janus de la révolution

Il est dommage que dans cet excellent ouvrage Gao Wenqian ne s’attarde pas plus sur de véritables considérations politiques. Il fait une grande fresque des manœuvres de Zhou, on comprend qu’il misait sur le développement économique et qu’il est à l’origine des « Quatre Modernisations » que Deng Xiaoping mettrait plus tard en œuvre pour lancer l’ouverture de la Chine qui a contribué à en faire ce qu’elle est à l’heure actuelle, mais le lecteur a du mal à appréhender son cheminement intellectuel et idéologique. Néanmoins, ce n’est peut-être pas ce que Gao voulait mettre en avant. Là où son livre est essentiel, c’est qu’en décrivant de manière exhaustive les relations Zhou – Mao,  il rend compte de deux personnalités majeures du XXe siècle, extrêmement complexes, et diamétralement opposées. 

D’un côté, Zhou Enlai, qui passait son temps et son énergie à louvoyer, à faire des compromis, à travailler sa survie et celle sa nation, même durant les pires moments de sa maladie. Une intéressante anecdote résume parfaitement la psychologie de Zhou : il aimait à porter un badge, avec sur la face visible l’effigie de Mao, et sur l’autre le slogan : « Servir la nation ». De l’autre, Mao Zedong, un homme qui n’a jamais supporté de voir quelqu’un au-dessus de lui et qui a toujours cherché à renforcer son pouvoir personnel. La Révolution Culturelle fût une catastrophe absolue. Simon Leys, le premier, en avait fait une prodigieuse – et accablante – peinture dans Les Habits Neufs du Président Mao. Si Gao Wenqian, lui, insiste moins sur la situation du pays, il a eu accès à des matériaux exceptionnels pour mieux faire comprendre les manigances diverses de Mao et le fait que la Révolution Culturelle ne fût rien d’autre qu’une opération de (re)prise du pouvoir. 

Zhou Enlai, l’ombre de Mao est un livre d’Histoire qui se lit comme un roman et dont le personnage principal est un homme-mystère. Un homme qui aurait pu, bien des fois, écarter Mao du pouvoir mais qui (l’intuition peut-être ?) a préféré ne pas défier un tigre qui savait si bien manipuler les masses, le suivre dans ses moindres pas, et accepter les pires décisions à l’échelle politique comme d’un point de vue personnel. Comment Mao remercia-t-il son homme de main le plus efficace ?  En maintenant Zhou dans l’ignorance face au cancer qui le rongeait et en intimant l’ordre aux médecins de laisser la chose empirer. 

On sent une véritable admiration de la part de l’auteur pour cet éminent personnage de l’Histoire chinoise. On en viendrait même à se demander pourquoi l’ouvrage a été interdit en Chine continentale. C’est que, encore une fois, la peinture de Mao est tellement accablante qu’imaginer que le « saint » Zhou se soit soumis à un tel monstre remettait en cause l’autorité naturelle du PCC. L’admiration dont le PCC fait preuve à l’égard de Zhou relève d’une attitude basée sur le mensonge et la manipulation politique. L’admiration dont Gao fait preuve est, elle, une attitude d’intellectuel honnête et, dans un sens, un émouvant hommage. 

Gao Wenqian nous livre donc un ouvrage qui fera sans doute date, et on ne peut que déplorer le fait qu’il n’ait pas bénéficié d’une édition un peu plus étoffée, avec, par exemple, des cartes de la Chine et des portraits des différents protagonistes, ce qui aurait rendu justice au travail de l’auteur et aidé le lecteur moyen qui a besoin de quelques repères pour saisir la complexité des affaires chinoises durant cette période. 


Matthieu Buge  

Wenqian Gao, Zhou Enlaï, l'ombre de Mao, traduit de l’anglais par Michel Bessières, Perrin, septembre 2010, 387 pages, 24 € 



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