immense biographie de Trotski par Robert Service

Ainsi Robert Service achève sa trilogie sur les plus fameux noms du bolchévisme. Et comme dans le cas de ses précédents Lénine et Staline (1) le lecteur saisit pleinement la personnalité du personnage. Lénine était le grand leader, l’intellectuel fiévreux et anxieux de voir, de son vivant, la révolution se réaliser. Staline était le pauvre hère, devenu grand organisateur machiavélique, sadique et tyrannique. Trotski est le flamboyant théoricien, le leader charismatique, l’obstination faite homme, le symbole le plus célèbre de l’opposition à Staline.

Mais si on a l’impression que ces portraits correspondent à l’image globale qu’on peut avoir de ces trois hauts dignitaires soviétiques, Service, en bon biographe, nous en montre aussi des facettes moins connues. De la naissance de Lev Davidovitch Bronstein dans l’Ukraine de la fin du XIXe siècle jusqu’à son assassinat en 1940 à Mexico par Ramon Mercader, l’auteur décortique, avec son aisance littéraire et son exigence historique, ses trajectoires publique et privée. L’homme, fils de propriétaires terriens aisés, était promis à de grandes études. Il choisit la révolution. Tout au long de ses exils forcés en Sibérie, de ceux, volontaires, en Angleterre ou en Autriche, Trotski écrit, écrit, écrit, et s’impose comme un éminent théoricien, capable de tenir tête aux plus grands pontes de la révolution, dont Lénine. Président du soviet de Petrograd à 26 ans, commissaire du peuple aux affaires étrangères dès lors que les bolchéviks prennent le pouvoir, grand organisateur de l’Armée Rouge… Le destin de Trotski apparaît comme vraiment exceptionnel et il n’est pas très étonnant que sa personnalité débordante ait pu effrayer les Zinoviev, Kamenev, Boukharine et autres révolutionnaires qui ne voulaient pas le voir succéder à Lénine. La suite est moins glorieuse, tourne même à la tragédie. Exilé d’URSS, indésirable dans bon nombre de pays, il arpente le monde avec sa femme – qu’il trompe allègrement – et son fils – qu’il enverra se faire tuer par des agents de Staline – avant de s’installer à Mexico où il continue à mener sa lutte. Mais, malade, Trotski apparaît de plus en plus comme un vieillard isolé à la cause perdue. Son assassinat n’en est que plus pathétique.

Mais comme toujours, Robert Service se penche sur son sujet avec une objectivité qui laisse pantois. Sans réelle sympathie pour le personnage mais sans hostilité non plus, quasiment de manière apolitique, Service prouve et l’étendue de sa passion et l’intelligence de sa démarche. Evidemment – on pourrait dire fort heureusement – Trotski ne ressort pas tout à fait indemne de ce travail biographique.

Service n’oublie jamais de faire apparaître les contradictions du personnage, ses errances, ses erreurs, ses explosions d’homme caractériel conscient de sa supériorité intellectuelle, ses théories souvent douteuses, et surtout, sa dangerosité potentielle s’il avait été à la place de Staline. Trotski n’est pas un sadique, lui. Mais c’est un brutal, un homme qui ne supporte pas qu’on ne marche pas dans les rangs comme Staline ne supportait pas qu’une seule tête dépasse. Et tous ceux qui croient qu’il aurait été plus tolérant que l’homme de fer vis-à-vis des individus s’opposant à ses idées sont dans l’erreur. Trotski, comme Staline, est un obstiné. Mais c’est un piètre politicien. Il a la dimension potentielle de dictateur totalitaire, il n’a pas celle du prédateur. Et c’est là, aussi que l’auteur fait mouche : Trotski ne s’est pas vu écarter du pouvoir à cause d’un schisme idéologique comme beaucoup ont pu le croire. Il s’est tout simplement fait damer le pion par Staline à toutes les occasions. Staline, l’élément le plus médiocre du Parti selon Trotski, n’avait pas la rhétorique de ce dernier. Ni le charisme. Mais, lui, avait l’intelligence pratique, la compréhension totale de ce qui fait un échiquier politique. Service décrit avec une grande clarté les jeux d’alliances qui permirent à Staline de prendre le pouvoir et surtout d’éliminer Trotski. 

Alors certes, on pourrait dire que Robert Service n’a pas la précision politique d’un Oleg Khlevniuk, il n’a pas la plume d’un Sebag Montefiore. Mais c’est que Service ne fait pas dans l’ouvrage pour chercheur : il en est un. Il ne fait pas non plus de best-seller : il est historien. Mais entre son intelligence historique et sa capacité à faire saisir toute l’essence d’un homme titanesque comme Trotski en un volume (2), on ne peut que saluer son travail et regretter qu’il ne soit pas encore prévu qu’il nous livre les biographies d’autres grands leaders soviétiques.


Matthieu Buge 

(1) Dont la publication en français est à venir
(2) La biographie de référence sur Trotski était, avant ce livre, celle d’Isaac Deutscher, en trois volumes. 



Robert Service, Trotski, traduit de l’anglais par Devillers-Argouarc’h, Perrin, septembre 2011, 624 pages, 27 € 


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