Léon Werth livre son "Impression d'audience" à propos du Procès Pétain qu'il couvre comme journaliste pour le journal "Résistance"

Léon Werth, journaliste reconnu par ses pairs comme un des plus intransigeants et des meilleurs, fut un témoin privilégié du procès de Philippe Pétain qu'il couvrit pour le journal Résistance


« La passion de la vérité ne parut jamais indiscrète » dans ce « tribunal de limbes »
(15 août 1945)
 
Léon Werth use à merveille de l’ironie pour restituer lucidement et sans haine l’étrange atmosphère des audiences de la Haute Cour réunie à Paris du 23 juillet au 15 août 1945 pour ce qui était attendu comme « le plus grand procès du siècle ». L’événement judiciaire « hors du commun » est vite apparu comme une extraordinaire parodie de justice. Seul le verdict final, la condamnation à mort de Pétain à l’âge de quatre-vingt-sept ans, commué par de Gaulle en réclusion à perpétuité, a rappelé la portée exacte de ce procès historique. Werth ne s’y est d’ailleurs pas attardé, s’arrêtant aux plaidoiries de la défense. La messe était dite depuis longtemps en somme. La révélation jamais annoncée. Etait-ce vraiment le dirigeant de Vichy qui était dans ce tribunal s’est demandé plusieurs fois le chroniqueur ? Ou un vieillard placé là par hasard, atteint de sénilité, indifférent à l’attention et aux tensions exercées autour de lui et qui n’aurait eu à partager avec le vrai maréchal que son nom et son visage ? Etait-ce donc le procès d’un homme aux multiples incarnations, d’un régime plutôt, voué tardivement aux gémonies ou celui des responsabilités de l’armistice du 22 juin 1940, que le livre de Marc Bloch (1) L’Etrange défaite rendra mieux compte au moment de sa publication en 1946 ? Tout paraît embrouillé en vérité pour les observateurs présents au procès. La Vérité justement n’avait pas été sollicitée dans ce prétoire. Ou alors de façon exceptionnelle. Seule la déposition de Léon Blum, l’ancien président du Conseil du Front populaire, a obtenu grâce aux yeux de Werth. La Vérité était absente, reléguée aux archives et aux ombres de la mémoire par les impératifs de la réconciliation et de l’ardente reconstruction qui commençait alors. Il n’appartenait pas à la justice de la délivrer. C’est à la patiente Histoire déjà qu’elle était offerte. Ainsi, faisait remarquer plusieurs fois Léon Werth, les terribles questions sur la collaboration, la lutte contre les résistants ou la participation de Vichy à la déportation de milliers de Français juifs après 1942 n’étaient pas au centre des débats. A croire le chroniqueur âgé de soixante sept ans, on avait plus vu les mains triturer le képi ou entendu les soupirs du maréchal que ses mots. Et lorsque ces derniers étaient prononcés, ils sonnaient creux et comme lointains.

« […] Le cordon de la Légion d’honneur s’étale sur l’hermine comme du sang sur la neige ».

L’ambiguïté du procès tenait déjà dans le choix déroutant du jury de la Haute Cour composé à égalité par d’anciens résistants et… parlementaires, représentants d’une Assemblée nationale qui avait voté, à l’immense majorité de ses membres, les pleins pouvoirs à Pétain le 10 juillet 1940. Le président Mongibeaux avait prêté serment au maréchal en 1941 et le procureur général Mornet avait participé à la commission de révision des naturalisations. Pour le chroniqueur, Mornet a toujours agi, durant le procès, pour éloigner la vérité. Il écrit que c’est « à peine [s’il] intervint dans les débats. Les témoins de l’accusation parlèrent. Il ne mit pas en doute ce qui, dans leurs dépositions, était particulièrement défavorable à l’accusé. Les témoins de la défense parlèrent. Il ne nivela pas les contradictions de quelques témoignages, leur vague caractère ou leur mince vraisemblance ». Il notait plus tôt à son sujet : « Le grand collet d’hermine couvre sa robe rouge, et le cordon de la Légion d’honneur s’étale sur l’hermine comme du sang sur la neige ».

Un observateur lucide et ironique

La plume est brillante, les traits ironiques et les textes courts pour la parution, le lendemain des audiences, dans le journal Résistance limité de fait à une feuille, pénurie de papier oblige. A la forme journalistique, Werth ajoute donc ses « impressions ». A la manière des rares et très bons dessinateurs judiciaires qui parviennent à saisir comme André Galland, au-delà des formes, l’essentiel de l’âme, il réussit à nous restituer les sentiments et les caractères profonds des différents protagonistes derrière leurs techniques, leurs jeux ou leurs masques. Formes des épaules, mouvements des mains ou expressions du visage, tout, même les moindres détails, peut chez lui aider à construire la psychologie des personnages appelés à la barre. Il faut absolument lire les pages que Werth écrit sur Pierre Laval, sans doute les plus fortes et les plus emblématiques à ce sujet. Si la colère de Werth est évidente contre ce procès manqué, elle n’est jamais agressive. On la devine en tout cas sans peine à travers ses chroniques acerbes qui pourraient dignement figurer dans les répertoires des bonnes formules. Voici par exemple ses sentiments sur l’ancien ministre de l’Intérieur de Vichy, M. Peyrouton venu déposer comme témoin à décharge : « Qu’il s’agisse de municipalités supprimées ou de camps de tortures, il n’y est pour rien. Il le crie d’une voix maintenant menaçante. Il ignorait tout. M. Peyrouton ne sait rien des impuretés de la vie, c’est une manière d’oie blanche, d’ingénue du répertoire ». Ou encore à propos de l’ancien président Albert Lebrun, il note qu’il « est l’image d’une solide bourgeoisie provinciale qui avait des meubles et des principes. » Cinglant, il ajoute à son encontre : « pour définir la trahison, il faudra qu’on apporte à l’audience un Littré ». 

Un passé qui ne passe décidément pas

Léon Werth a toutefois le souci de ne pas s’enfermer dans des digressions ou postures moralistes ou moralisantes sans doute fréquentes parmi ses pairs. Ami de Lucien Febvre, il ne veut ni professer des leçons faciles, ni céder à la sécheresse des chroniques positivistes. Si nous devions nommer une seule impression, ce serait sa lassitude. Elle transpire presque à chaque ligne. Elle est pesante dès les premières heures du procès en cet été 1945. Presque étouffante. Les audiences lui apparaissent monotones, « anesthésiques » même dans cette petite salle parisienne surchauffée. Ce récit judiciaire écrit par l’auteur de La Maison Blanche se découvre de façon inattendue comme une « sorte d’essai » sur l’ennui, avec pour toile de fond le jugement d’un homme et d’un régime vite rangés dans les décombres grises et mal assumées d’un passé. 

Si nous devions convaincre de lire cet ouvrage, nous dirions alors qu'il est une chronique brillante et sans concessions sur Vichy, la justice ou la politique et sans doute une des « dépositions » les plus justes sur la nature humaine et ses ombres. Comme le Procès d’une certaine manière, les Impressions de Léon Werth ne finissent pas de déranger.


Mourad Haddak

(1) Intime de Léon Werth, historien et co-fondateur avec Lucien Febvre (autre ami de Léon Werth) de l’Ecole des Annales, mort fusillé à la veille de la Libération. 


Léon Werth, Impression d'audience, présenté et annoté par Christophe Kantcheff, Viviane Hamy, 1995, 160 pages, 15,10 € 

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