"La Civilisation féodale, de l'An Mil à la colonisation de l'Amérique" Une synthèse impressionnante sur l’Europe médiévale, via l’Amérique

Une synthèse impressionnante sur l’Europe médiévale, via l’Amérique

Est-il possible de comprendre le long et passionnant Moyen Âge depuis le Mexique, loin des terres européennes, de ses archives et de ses vestiges ? C’est pourtant l’intention périlleuse de l’historien dans ce singulier mais remarquable « détour » américain où se décèlent les dernières « sensations » médiévales chez les Indiens du Chiapas dans leurs rapports au temps, à la terre et dans les liens qui les unissent aux groupes dominants.

Ainsi, forgé à l’aune d’une certaine « expérience d’altérité », ce livre revisite le Moyen Âge (en reprenant l’essentiel des avancées historiques et sociologiques du XXe siècle) et surtout son apport à l’expansion de l’Occident. L’auteur commence par repousser les images d’Epinal ou les caricatures dressées hâtivement depuis les humanistes au XVe siècle ou les philosophes des Lumières au XVIIIe siècle, trop soucieux d’opposer ce « millénaire obscur » à la modernité du présent, voire à la « civilisation » (1). Or, pour Jérôme Baschet, il n’en est rien. Mieux, c’est le Moyen Âge qui annonce et prépare la domination occidentale sur le reste de la planète, bien avant l’âge capitaliste et industriel (2).

Compilation impressionnante, d’une lecture facile, écrite pour des étudiants et lecteurs sud-américains, cette somme digne des synthèses médiévales n’a fait l’objet que de légères retouches dans sa version française, « en un temps, selon l’auteur, où la pensée ambiante proclame la fin des grands modèles d’interprétation et se complaît dans les métaphores de l’archipel et de la fragmentation. »

Le Moyen Âge central (XI-XIIIe siècle), moment décisif de l’essor occidental

Remettant en cause dans son introduction, à la suite de son « maître » Jacques Le Goff (3), l’idée d’une immobilité et d’une anarchie millénaires et tout en secouant les bornes chronologiques communément admises, l’historien part de l’an mil qui marque le début du Moyen Âge central (XIe-XIIIe siècle), époque de transformations décisives pour clore son étude par le bas Moyen Âge (XIVe-XVe siècle). Dans cette durée s’élaborent les trois mouvements de l’expansion de l’Occident qui sont militaire, économique et religieux (voir la carte de l’Europe indiquant les forces centrifuges, page 41). 

Dans une première partie, Jérôme Baschet s’interroge sur la mise en place et le dynamisme de la chrétienté féodale. Dans une deuxième partie, il analyse les structures fondamentales de la société médiévale (le temps, l’espace, la logique du salut, la personne humaine, la parenté, les images). Chaque chapitre se termine par une brève conclusion et s’appuie sur une bibliographie sélective et rapidement présentée en fin d’ouvrage. Judicieusement choisis et commentés, de nombreux documents iconographiques (on regrette l’absence de couleurs dans la présente édition) illustrent et enrichissent l’analyse historique.

L’un des grands mérites du livre est de bousculer notre perception du passé pour en révéler les limites ou les fragiles certitudes. L’année 1492 qui figure à juste titre comme une date fondamentale dans tous les manuels scolaires ne doit pas être vue, sous « l’effet magique » de la Renaissance, comme une coupure entre le Moyen Âge et les Temps modernes mais au contraire comme le prolongement d’une époque et d’une expansion qui ne séparent pas la conquête de la Reconquista (4). Lorsque les Espagnols abordent les rivages du Nouveau monde, ils sont encore largement imprégnés de valeurs et d’une vision du monde médiévales. Ils « explorent les terres américaines dans l’attente d’y voir se matérialiser la géographie imaginaire du Moyen Âge. »

L’Eglise est « la principale force motrice du féodalisme » 
(Alain Guerreau)

C’est la combinaison des systèmes ecclésial et féodal qui fondent les ressorts de l’expansion de l’Occident selon l’historien. Si la domination des « seigneurs locaux » a été pesante sur les « forces productives » (créant un véritable « encellulement », c’est-à-dire un encadrement des dominés), elle a néanmoins favorisé un dynamisme des communautés villageoises qui ont pu améliorer leur sort au XIIIe siècle. Cette « domination équilibrée », basée sur l’interdépendance des trois ordres de la société, était efficace en permettant un accroissement démographique et productif sans précédent dans l’histoire de l’Occident. Aussi, l’essor commercial et urbain perceptible au XIe siècle ne doit pas être séparé ou opposé au féodalisme. Au contraire, il en est un composant essentiel.

C’est l’Eglise qui a permis, à la fois, de donner une cohérence aux forces sociales en jeu par sa « rigueur ambivalente » (5), de constituer le sentiment d’une unité continentale (la chrétienté comme civilisation) et de forger une prétention à l’universalité non exempte d’intolérance. Idée contenue dans l’Evangile (Marc 16, 15 : « allez dans toute la terre et prêchez l’évangile à toutes les créatures »), c’est à partir du XIe siècle que s’affirment la puissance missionnaire et l’idéal de conquête de l’Occident chrétien, lorsque l’Eglise et le féodalisme permettent, enfin, de libérer les forces productives et humaines en expansion (6).

Soumis aux critiques éclairées et bienveillantes de Jacques Le Goff, de Jean-Claude Schmitt, d’Anita et d’Alain Guerreau pour ne citer que les chercheurs les plus emblématiques, on ne saurait donc que trop conseiller cette « anthropologie historique », fruit d’une grande rigueur intellectuelle. Certainement, un sésame et un pilier des études médiévales.


Mourad Haddak


(1) Pour l’historien, « le Moyen Âge porte jusque dans son nom les stigmates de sa dévalorisation. Medium tempus, medium aevum […], c’est l’âge du milieu, un entre-deux qui ne saurait être nommé positivement, une longue parenthèse entre une Antiquité prestigieuse et une époque nouvelle, enfin moderne ». 

(2) « Si l’Europe se lance à l’assaut du monde à partir du XVIe siècle, écrit Jérôme Baschet, ce n’est pas parce qu’elle aurait inventé le capitalisme, mais bien d’abord parce qu’elle a inventé le féodalisme. »

(3) Jacques Le Goff, à qui est dédié le présent ouvrage, a avancé l’idée d’un long Moyen Âge (malgré les tensions et contradictions internes rendus inévitables par ce découpage) allant du IVe au XVIIIe siècle, depuis la fin de l’Empire romain jusqu’à la Révolution industrielle. Cette période d’environ quinze siècles serait unie en partie par les mentalités rurales, religieuses et féodales qui structurent alors les sociétés européennes. Selon cet historien, la prétendue modernité des Temps dits modernes serait ainsi « à ranger parmi les vieilles lunes. »

(4) « Dès que fut achevée la conquête sur les Maures […] commença la conquête des Indes, de sorte que les Espagnols furent toujours en lutte contre les infidèles et les ennemis de la foi » écrit ainsi le chroniqueur López de Gómora en 1552.

(5) Le système ecclésial a constamment recherché, grâce à sa formidable plasticité, l’articulation des contraires, des oppositions (les différents temps sociaux, le Bien et le Mal, le paganisme et le monothéisme, les rapports du charnel et du surnaturel ou les rapports des hommes à la nature par exemple). Sans tomber dans l’angélisme, l’espace du débat et donc des solutions, inscrit dans un cadre rigide et défini par l’Eglise, a souvent été possible (voir la célèbre controverse de Valladolid en 1550 entre Bartolomé de Las Casas et Juan Ginés de Sepúlveda sur l’appartenance ou non des Indiens à l’espèce humaine).

(6) « Qu’en aurait-il été, d’après l’auteur, de la conquête de l’Amérique sans cette idéologie universaliste ? Au reste, la folle entreprise de Colomb était nourrie du désir non seulement de libérer Jérusalem avec l’or rapporté des Indes, mais aussi de convertir le Grand Khan. » 


Jérôme Baschet, La Civilisation féodale, de l'An Mil à la colonisation de l'Amérique, Flammarion, « Champs », 3e édition corrigée et mise à jour, octobre 2006, 865 pages, nombreuses illustrations, 12,50 € 

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