Eric Jager raconte "Le Dernier duel : Paris, 29 décembre 1386"

Mieux qu’un Polar, une histoire vraie et haletante !

Un Historien américain

Après avoir brossé à grands traits un portrait plus impressionniste que précis de la France du XVe siècle (Philippe le Bon devient ainsi le Téméraire !), Eric Jager nous entraîne dans un magnifique polar médiéval (dont Martin Scorcese a acheté les droits cinématographiques). 

Eric Jager est professeur à l’université de Californie, spécialiste de littérature médiévale. Son livre est paru en 2004, il s’agit ici de sa traduction en Français chez Flammarion.

Rivalités dans la noblesse normande

Connaissez-vous l’origine de l’expression : « l’affaire est dans le sac » ? Tout simplement, cela vient des papiers judiciaires que l’on rangeait dans des sacs en toile, quand une affaire judiciaire était close. Ces précieux sacs, conservés aux Archives Nationales, ont permis à Jager de conter notre histoire. Nous sommes dans le dernier quart du XVe siècle. Le comte Pierre d’Alençon, cousin du roi, a des vassaux. Deux d’entre eux, Jacques Le Gris et Jean de Carrouges, gravitent dans son entourage. Ils sont amis, Jacques est le parrain d’un fils de Jean. Jacques reçoit des faveurs du comte Pierre, alors que Jean ne reçoit rien. Leur amitié devient rivalité. Le comte favorise en effet Jacques. Ce dernier reçoit des terres et le commandement de  la forteresse d’ Exmes, il devient écuyer royal grâce à son protecteur. Jean ne reçoit rien, perd même le commandement de la forteresse de Bellême, et entre même en conflit avec le comte pour l’achat de terres que le comte préempte. Or, Jean est de vieille famille quand Jacques est ce que nous appellerions aujourd’hui un arriviste. Mais Jean a un sale caractère et sa femme Marguerite appartient à une famille déconsidérée par la trahison de son père envers le roi.
    
Jean s’isole dans son château de Carrouges et remâche sa rancune. Il est persuadé que son ancien ami l’a ruiné à la cour d’Argentan, celle du comte Pierre. Cependant la réconciliation se fait entre les deux protagonistes, chez un ami commun, l’écuyer Jean Crespin. Jean se joint à la malheureuse expédition militaire de Jean de Vienne en Ecosse en mai 1385. Le but de la chevauchée est de prendre les Anglais à revers avec l’aide des Ecossais. Jean espère redresser sa situation financière devenue délicate. L’expédition tourne mal et Jean rentre malade, appauvri mais avec le titre de chevalier qui lui permettra de doubler sa solde dans les expéditions futures. Il revient à la cour d’Argentan et se brouille à nouveau avec Legris, peut-être l’a-t-il nargué avec son titre de chevalier quand l’autre n’est toujours qu’écuyer ?

Un viol

Nous sommes en janvier 1386. Jean part pour Paris. Jacques, profitant de son absence, en profite le 18 pour aller violer Marguerite restée seule. Le viol est un crime puni de mort (pas le viol conjugal, le femme se devant à son mari). Comme aujourd’hui, la perception du viol varie selon la situation sociale de la victime, il est souvent tu pour sauver l’honneur, et Christine de Pisan de s’insurger contre l’idée que la femme se débat au début mais y trouve finalement son compte… Marguerite tombe enceinte. La croyance de cette époque est qu’une union forcée ne peut être que stérile. Elle raconte toute l’histoire à son mari qui revient de la capitale vers le 22. 
    
Fin janvier, le comte Pierre déclare Jacques Le Gris innocent dans un jugement qu’il rend à sa cour d’Argentan, arguant qu’il n’y a pas de témoins. Il expédie des lettres au roi pour saper l’appel éventuel que Jean est en droit de faire au suzerain de son suzerain. Au printemps 1386, l’affaire monte à Paris. Jacques y a plus d’appuis que Jean,  puisqu’il est le favori du comte Pierre d’Alençon et même écuyer du roi.

L’appel au jugement de Dieu

Jean a une idée en tête, le duel judiciaire, le jugement de Dieu… Le vainqueur est l’innocent. Cette idée, qui peut nous sembler naïve, est devenue un dernier recours en 1386… On ne doit pas tenter Dieu, disent les théologiens, et, Saint Louis, lui a substitué l’enquête, avec preuves et témoignages, en 1258. Philippe le Bel a tenté de l’interdire complètement mais il a reculé sous l’indignation de ses nobles… On peut se battre mais sous le contrôle exclusif du roi et pour certains faits, dont le viol fait partie. Jean prend un énorme risque. Outre sa damnation éternelle, s’il perd, sa femme sera brûlée vive, ses domaines confisqués et la réputation des Carrouges perdue à jamais. Aidé par ses avocats, qui achèvent de compromettre sa situation financière, il entame la longue procédure qui doit aboutir au duel. Il fait un appel initial, devant le roi au donjon de Vincennes. Jacques et lui sont convoqués ensuite devant le roi et le parlement le lundi 9 juillet 1386 au palais de justice de Paris. Jean jette son gant et Jacques le ramasse après avoir nié le viol, l’inceste (en tant que parrain d’un fils de Jean, décédé), le parjure, la traîtrise, l’adultère. Les deux antagonistes doivent rester à Paris le temps de l’enquête. Jacques, clerc mineur, aurait pu échapper à la justice du roi pour celle de l’Eglise et, ainsi, éviter le duel, mais il ne veut pas céder. Le Gris se défend en noircissant Jean, homme brutal qui bat sa femme, maussade et imprévisible. Il tente de démontrer qu’il ne pouvait pas être chez Marguerite le jeudi 18 janvier et produit deux témoins avec qui il a passé la journée… Malgré tout, même l’avocat de Le Gris, Jean Le Coq, est troublé par la constance et la conviction  de Marguerite.

Le duel

Le samedi 15 septembre 1386, le parlement rend sa décision : il autorise le duel judiciaire. Il s’agit peut-être d’une décision politique puisque deux camps se sont formé et que la division n’est pas bonne quand le roi envisage d’envahir l’Angleterre… Le duel doit avoir lieu au monastère Saint-Martin-des-Champs, à Paris. Le terrain est soigneusement préparé, on ratisse et retire toute aspérité, des estrades sont montées pour les gens de qualité… Il y aura des milliers de spectateurs. Ce sont deux véritables chars d’assaut qui se préparent dans l’aube grise du samedi 29 décembre 1386. Leurs palefrois, chevaux de guerre, sont capables de galoper avec une charge de 150 kilos sur le dos. Outre l’armure, ils supportent la lance, l’écu, deux épées, un poignard et une hache suspendue au côté. Jean est malade depuis l’Ecosse, moins fort que son adversaire, il a presque cinquante ans, mais il est plus expérimenté. Les adversaires clament leur cause. Le silence de l’assistance est total, il est d’ailleurs exigé par la loi. Parmi les rituels, Jacques est fait chevalier sur le champ, les deux protagonistes prêtent plusieurs serments sur Dieu, notamment qu’ils n’ont pas de charme magique sur eux, ce qui fausserait le combat, et se tiennent par la main gauche. Ils signifient ainsi que leur cause est juste et que l’inimitié les unit. Jean s’adresse à sa femme : « vous savez si ma querelle est juste et loyale », elle le rassure, il l’embrasse.
    
Le héraut lance le combat. Il n’y a désormais plus de règles. C’est la violence totale, n’a-t-on pas vu un duelliste triompher en arrachant les testicules de son adversaire avec son gantelet de fer ! Les chevaux chargent, les lances se brisent. La hache de Jacques tue le cheval de Jean. Jacques charge Jean, désormais à pied. Jean esquive et tue le palefroi de Jacques. Les deux hommes se retrouvent à pied et tentent de reprendre leur souffle, alourdis qu’ils sont par trente kilos de fer sur le dos ! Les épées s’entrechoquent. Jean regarde –t-il un instant sa femme ? Jacques lui perce la cuisse mais commet l’erreur de retirer son épée. Jean perd ses forces, il lui faut faire vite, son sang s’échappe à bouillons et la fièvre le serre depuis le matin…
    
Le corps du vaincu est exposé à Montfaucon (vers le canal Saint-Martin actuel), empoisonnant l’atmosphère sur des centaines de mètres… C’est le dernier duel judiciaire dépendant du parlement de Paris. Le dernier duel d’honneur en France a eu lieu en 1967.


Didier Paineau


Eric Jager, Le Dernier Duel, Flammarion, « au fil du temps », février 2010, bibliographie, quelques illustrations, pas d’index, 312 pages, 21 € 

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