Deux historiens ont le courage de s'atteler avec une grande intégrité intellectuelle au délicat sujet de "Napoléon, l'esclavage et les colonies"

Quand le sérieux fait enfin respirer

Napoléon, l’esclavage et les colonies, voilà tout le sujet d’un véritable ouvrage d’historiens dont on ne peut que saluer le courage dans un temps où beaucoup de groupes de pression se mettent à juger à hue et à dia les hommes du passé en sacrifiant toute honnêteté, par lâcheté ou par calcul ? Cela fait penser à 1984 où une foule de personnes sont occupées à réécrire sans cesse l’Histoire pour justifier le présent… Nous n’avons certes pas besoin de la SF pour le savoir, la courtisanerie n’est pas née d’hier… C’est peut-être l’échelle à laquelle elle est pratiquée qui est inquiétant.
Saint Domingue : la poule aux œufs d’or du XVIIIe siècle

Il faut d’emblée insister sur le système économique mondial, à la veille de la Révolution Française. Si la France avait perdu quelques « arpents de neige » au Canada lors du traité de Paris de 1763, elle avait dû à la sagesse de Choiseul de conserver la poule aux œufs d’or du XVIIIe siècle : Saint-Domingue. Les auteurs comparent le sucre et le café de cette île au pétrole d’aujourd’hui… Et tout cela était français ! Le système mis en place par Louis XIV se nommait l’Exclusif : les possessions françaises ne devaient commercer qu’avec la métropole et surtout rapporter davantage qu’elles ne coûtaient, ce qui explique en partie la timidité en matière d’investissements dont la France fit preuve tout au long de l’histoire de son premier empire colonial. L’échec des tentatives d’implantation de colons avait rendu indispensable l’apport de main d’œuvre esclave. Il n’y avait aucune considération humaniste dans la traite négrière, seul l’impératif économique comptait. Les auteurs soulignent qu’il ne s’agissait pas d’un état d’esprit « blanc » notant au passage le bénéfice qu’en tiraient les royaumes africains comme celui du Dahomey, la mortalité des esclaves comparable à celle des marins… Il faut se rappeler que la vie humaine ne vaut pas cher dans les temps incertains. Il faut estimer à 5,7 millions le nombre d’esclaves conduits en Amérique entre 1676 et 1800.

A la veille de la Révolution, les îles sous domination française présentaient un important déséquilibre de un à dix environ entre Blancs et Noirs, plus une proportion non négligeable de mulâtres. Tout ce système était régi par le Code Noir, né sous Louis XIV. Dans son contexte le code peut représenter une avancée humaniste, malheureusement ternie par l’absence réelle de contrôle.

L’impact de la Révolution

La Révolution ne perturba pas le système dans l’immédiat. A Paris deux groupes de pression s’affrontent : celui des planteurs qui veut garder ses avantages tout en s’affranchissant d’un trop grand contrôle de la métropole et celui du club des amis des Noirs vraiment humaniste. Saint-Domingue est intéressée par ce que les Américains ont fait. Ils veulent devenir autonomes et exclure les mulâtres de tout droit civique, malgré leur statut d’hommes libres. Qu’à cela ne tienne, quelques coups de fusil viennent disperser les plus belles illusions. Mais Paris s’entête à leur accorder des droits. Les mulâtres entendent bien faire respecter la loi et l’anarchie s’installe. Les Noirs se révoltent à leur tour, portant le désordre à son comble. Paris recula puis avança en étendant la qualité de citoyen à tout homme libre indépendamment de la couleur de sa peau. On ne peut à ce point rajouter à la division ! La guerre avec l’Angleterre donna le coup de grâce à toute possibilité de règlement du problème. Du reste la question de l’esclavage n’est pas importante dans les esprits de la France révolutionnaire.

Obéissant à des considérations stratégiques (on est incapable de défendre les colonies), à une manœuvre d’un groupe de pression, la Convention finit par voter l’abolition de l’esclavage en 1794. Ainsi les Noirs empêcheraient les Anglais de s’emparer des colonies… Quitte à les perdre qu’elles ne soient plus utiles à personne ? Cette loi ajouta au désordre et ruina le système économique. Un esclave affranchi, Toussaint Louverture, révolté dés 1791, montre de réelles qualités militaires. Il se rallia aux Français à la nouvelle de l’abolition de l’esclavage. Il gagna du galon jusqu’à devenir le chef de l’armée à Saint-Domingue. Il en devint le chef effectif, écrasant les mulâtres, établissant une sorte d’aristocratie noire et remplaçant l’esclavage par … le travail forcé pour essayer de rattraper quelque peu le désastre économique.

Un bébé pas beau à voir dont Bonaparte hérite

Voilà la situation pour le moins complexe dont Bonaparte hérita lorsqu’il s’empara du pouvoir en 1799. La guerre était mondiale à travers les empires coloniaux. Les Anglais étaient maîtres presque partout en dehors de l’Europe. Bonaparte ne pouvait renoncer à la « perle des Antilles ». Confirmant dans un premier temps l’émancipation, Bonaparte se trouva au milieu des groupes de pression. Le groupe esclavagiste prit le dessus pour des raisons anecdotiques quant à la question centrale de l’esclavagisme et parce que Bonaparte était avant tout un pragmatique. L’influence de Joséphine dans cette affaire apparaît nulle aux yeux des auteurs (rappelons ses origines créoles…). Tout d’abord le Premier Consul approuva l’attitude des colonies de l’Océan Indien qui avaient refusé la loi de 1794 ; il entendait agir selon les situations réelles.

L’expédition de Leclerc

La paix d’Amiens de 1802 changea la donne. Bonaparte pouvait à nouveau penser à l’échelle du monde puisque la circulation sur les mers était à nouveau possible. Il avait besoin de Saint-Domingue pour lui rapporter l’argent nécessaire à sa grandeur, se refusant à trop augmenter la pression fiscale. La possession de l’énorme Louisiane pouvait légitimement lui faire espérer que le golfe du Mexique pourrait être un lac français. Tout d’abord, il essaya de composer avec Louverture dont il avait confirmé le commandement en 1801, mais ce dernier rompit avec la métropole. Il ne restait que la manière forte : l’expédition de Saint-Domingue avait l’ampleur de celle d’Egypte, 26 000 hommes transportés par cent navires. L’Angleterre, inquiète de la rébellion des Noirs, approuvait. Leclerc, beau-frère de Bonaparte, commandait l’expédition et Louverture était « instamment prié » de s’y soumettre, moyennant le ménagement de ses intérêts. Bonaparte ne voulait pas la guerre, l’île « aux œufs d’or » ne devant pas être ravagée et n’étant qu’une étape dans un projet plus vaste. Mal accueilli, Leclerc mena la guerre toujours victorieuse jusqu’à la soumission de Louverture (janvier-mai 1802). Il « passa l’éponge » tout en prenant soin d’envoyer Louverture en France (où il périt au fort de Joux dans le Jura en 1803). La fièvre jaune ravageait ses troupes. 

La réalité économique triomphe des principes minoritaires

La loi de mai 1802 maintint l’esclavage là où il n’avait pas été aboli de fait, l’intérêt primant sur des sentiments humanistes très largement minoritaires (Volney…). Beaucoup de publications présentaient par ailleurs l’esclavage comme un progrès sortant les Noirs de « l’enfance humaine ». Bonaparte a toujours eu une attitude contradictoire par rapport à cette question, le pragmatisme face aux événements l’emportant toujours, le contraire de Robespierre qui refusait toute remise en question d’un principe. En Guadeloupe, le général Richepanse le rétablit sans utiliser le mot. A Saint-Domingue, Leclerc déplora vite que cette loi ait précipité l’île dans la « guerre des couleurs », les Noirs ne comprenant pas cette politique du cas par cas.

« La guerre des couleurs »

Le « caporalisme agraire », obligeant les Noirs à retourner aux plantations, n’avait pas de grande efficacité : l’île n’avait retrouvé que la quart de sa prospérité de 1788 ; les Noirs avaient été militarisés et cette armée de Louverture absorbait 80% des recettes de la colonie. Leclerc se voyait dans l’obligation de maintenir le système et d’employer de plus en plus d’officiers et de soldats noirs, tellement la fièvre jaune faisait de ravages. Par surcroît, le rétablissement de fait de l’esclavage en Guadeloupe par le général Richepanse, suscita une augmentation du nombre de révoltés à Haïti à partir d’août 1802. La situation de vint impossible, convainquant Leclerc que le rétablissement de la paix passerait par le massacre général des Noirs et donc la ruine de la « perle des Antilles » ! La rébellion des généraux  noirs Pétion, Clervaux et Christophe en octobre 1802 acheva le système Leclerc. On ne pouvait pas continuer à tuer les Noirs par les Noirs. La crainte du retournement des troupes noires poussa les Français à en massacrer 2000 préventivement ! A son tour, Dessalines, général noir surnommé « le boucher des Noirs » se retourna contre Leclerc  qui bientôt, à son tour, en octobre 1802, succomba à la fièvre jaune. Rochambeau lui succéda, ne cessant de demander des renforts à Paris. Il sombra dans une cruauté inouïe, se délectant de voir ses 200 dogues achetés à Cuba dévorer des Noirs dans son palais de gouverneur. La guerre était des deux côtés une guerre d’extermination ! Des horreurs furent commises. Rochambeau demandait son rappel, lettre après lettre. Puis il fut coupé de la métropole par la reprise de la guerre avec l’Angleterre, en mai 1803. 

La capitulation française

Acculé au Cap avec ses 1500 derniers soldats valides, Rochambeau dut capituler devant Dessalines le 19 novembre. Evacué et fait prisonnier par les Anglais avec ses troupes il ne fut libéré que des années plus tard, disgracié par Napoléon qui lui en voulait de ses malversations. Dessalines, avant de se proclamer empereur Jacques Ier, entreprit de liquider le « problème blanc ». Il fit d’abord noyer tous les blessés et malades dont il avait promis de s’occuper. Ensuite, il massacra systématiquement tous les Blancs de l’île, ces colons auxquels il avait promis la vie sauve…Hommes, femmes, enfants… Quelques malheureux furent sauvés, qui par un officier, qui par une nourrice dévouée, ou un navire américain passant par là. Par sa sauvagerie, Dessalines fit régresser l’île. Il exécuta lui-même un horloger que ses soldats voulaient épargner, arguant du fait qu’on avait le soleil et pas besoin de montre. Haïti disparut de l’économie mondiale, et les Etatsuniens considérèrent que toute entente était impossible entre Blancs et Noirs.

La France perd une guerre mondiale

Obligé de se recentrer sur l’Europe, Napoléon perdit tout rêve colonial et la France perdit cette guerre mondiale engagée avec l’Angleterre au XVIIe siècle pour la domination du monde. 100 000 personnes étaient mortes dont 55 000 soldats français. Il ne lui restait plus qu’à vendre une Louisiane devenue inutile mais qui lui permit de se payer le camp de Boulogne. Cuba reprit le flambeau du sucre. Les Etats-Unis purent commencer leur marche vers l’hégémonie que Napoléon avait prévue… pour le XXe siècle !

Didier Paineau

Pierre Branda et Thierry Lentz, Napoléon, l'esclavage et les colonies, bibliographie très complète établie par Chantal Lheureux-Prévot, Fayard, cartes, annexes très riches, index, 358 pages, mai 2006, 25,00 € 

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