Jean Graton et Michel Vaillant ‒ L’aventure automobile

Journal des années de la piste


Le prix ‒ 59 euros ‒ est un peu élevé, certes. Mais le très épais volume Jean Graton et Michel Vaillant ‒ L’aventure automobile, par Xavier Chimits et Philippe Graton, qui retrace l’histoire vraie de toute la série des Michel Vaillant ‒ sur six décennies, donc ‒, est aussi prenant que chacun de ses épisodes imaginaires.


William Friedkin, qui, avec The French Connection, a offert au cinéma l’une de ses plus belles séquences de poursuite automobile, explique dans ses mémoires qu’il n’a pu réussir cette séquence que parce qu’il était bien conscient qu’il n’y a rien a priori de plus ennuyeux sur un écran que le spectacle d’un véhicule roulant, même très vite, sur une route ou dans une rue. Mécanique rime très vite avec statique, et il convient donc, comme d’habitude en art, de déplacer la question. Le truc de Peter Yates dans Bullitt consistait à nous faire découvrir à l’intérieur des voitures des personnages aussi impassibles, sinon plus, que les voitures qu’ils conduisaient (mais cette scène a un peu perdu de sa saveur quand on la revoit aujourd’hui). L’astuce de Friedkin dans The French Connection, plus efficace, a consisté à « déséquilibrer » la poursuite : ce n’était plus voiture contre voiture, mais voiture contre métro, et l’affrontement s’achevait de toute façon à pied dans des escaliers, manière de bien montrer que les enveloppes de fer n’étaient que les instruments de deux acharnements humains.


Tous les films centrés autour de véhicules ne sont malheureusement pas aussi inspirés. Le Mans, malgré l’authenticité de Steve McQueen, qui pilotait vraiment des bolides, est un monument d’ennui qui prouve qu’on peut se traîner à trois cents kilomètres/heure. Quant à l’adaptation cinématographique des aventures de Michel Vaillant sortie des ateliers Luc Besson, elle est construite sur une gigantesque bourde dans le scénario, les défenseurs du bien ne pouvant triompher des méchants qu’au prix d’une substitution de pilote réalisée en douce pendant une course : ce tour de passe-passe, non content d’être en totale contradiction avec la vertu et la vaillance du héros, introduit l’idée fallacieuse que, dans une compétition automobile, le contenant voiture est finalement beaucoup plus important et plus déterminant que le contenu humain.


Ce qui nous amène à parler des aventures de Michel Vaillant en v.o., autrement dit en bande dessinée. Sur le papier, les voitures devraient apparaître comme des mollusques encore plus languissants que sur un écran de cinéma, mais ce ne doit pas être vraiment le cas, puisque la série créée par le Franco-Belge Jean Graton séduit des lecteurs depuis maintenant plus d’un demi-siècle. Le dernier album, sorti il y a quelques semaines, se nomme Renaissance. Mais ce titre a quelque chose d’abusif, même s’il fait assez logiquement pendant à celui du précédent album, Collapsus, et même si l’on peut y voir une mise en abyme (Philippe Graton a aujourd’hui pris la succession de son père nonagénaire pour une grande part des opérations). Certes, il y a bien eu certains hoquets dans le destin de l’écurie Vaillant, mais sa longévité évoque plus la permanence d’une institution que la nécessité d’une résurrection, et la véritable aventure de Michel Vaillant & Co. et les raisons de son succès sont sans doute à trouver dans Jean Graton et Michel Vaillant, par Xavier Chimits et Philippe Graton, un luxueux volume publié chez Hors Collection et qui retrace en détail et avec force illustrations toute l’histoire (on dit aujourd’hui en français le making of) de la série.


La chance de Jean Graton a sans doute été de ne pas être au départ un dessinateur de bande dessinée, mais un ouvrier ajusteur, donc un dessinateur industriel, même s’il n’a jamais véritablement exercé cette fonction. Reproduites ici en noir et blanc, sans la moindre couleur, les planches ne sont pas loin d’évoquer des croquis et des plans tracés sur du papier millimétré. Mais alors, le mouvement ? demandera-t-on. Évidemment, les roues ne semblent pas tourner à une vitesse fabuleuse, mais là n’est pas, là n’est plus la question. La précision technique de ces dessins nous fait croire à la réalité de ces véhicules, au travail et aux recherches qu’ils impliquent, et l’on finit par trouver tout naturel que certaines Vaillantes dessinées sur papier dans ces aventures imaginaires aient été un jour réellement construites et aient pris part à de véritables courses. Il n’y a pas un tigre dans ces moteurs, il y a mieux ‒ des hommes.


L’autre trait de génie de Jean Graton, bien avant que Forrest Gump ne s’amuse à un jeu analogue au cinéma, a consisté à effacer la frontière entre imagination et réalité en introduisant dans les albums des personnages, et en particulier des pilotes, existant réellement. Les lecteurs d’un certain âge se souviennent encore avec émotion de l’arrivée du cascadeur Gil Delamare en 1964 dans l’épisode Les Casse-cou (il devait mourir deux ans plus tard pendant le tournage du film Le Saint prend l’affût). D’autres célébrités, dont Alain Prost, ont suivi. Les pilotes professionnels sont, de fait, honorés de gagner ce supplément de gloire en entrant dans cet univers de fiction, même si l’un d’entre eux regrette en souriant qu’il faille presque toujours dans ces histoires s’incliner devant Michel Vaillant.


On notera enfin ‒ mais cette liste n’est pas exhaustive ‒ l’importance de la famille dans Michel Vaillant. Certes, il n’est pas un seul héros de bande dessinée ou de cinéma qui ne soit entouré de regulars. Pas de Tintin sans Capitaine Haddock et sans Professeur Tournesol ; pas de James Bond sans M, Q et Moneypenny ; pas de Superman sans Lois Lane… Mais Michel Vaillant, si héroïque soit-il, n’est finalement qu’un membre parmi tant d’autres d’une famille, et s’apparente en cela à Rocky. Conséquence de la chose, quelque peu inattendue : dans cet univers hanté par la mécanique, les femmes ont assez vite joué un rôle très important, et il fallait toute la mauvaise foi d’un commentateur italien pour affirmer, dans un dictionnaire de la bande dessinée publié il y a une quarantaine d’années, qu’un fort soupçon d’homosexualité pesait sur cette série. On voit bien ce qui avait pu l’inciter à écrire une pareille chose : les personnages se ressemblent étrangement tous autant qu’ils sont dans Michel Vaillant. On pourra soutenir que cet « air de famille » omniprésent était dû au manque d’imagination de Jean Graton, plus à l’aise pour dessiner des véhicules que des hommes (d’ailleurs, comme le souligne tout un chapitre de l’ouvrage, il a inventé tout une « bande sonore » destinée à faire chanter à tous ses véhicules autre chose que le simple vroum-vroum traditionnel). Mais c’est cette uniformité des personnages et finalement ce léger effacement du protagoniste lui-même, qui permettent de résoudre la quadrature du cercle de tous les mythes : le héros ne doit être qu’un demi-dieu. Tout en se distinguant clairement, nettement et extraordinairement du commun des mortels, Michel Vaillant garde en lui quelque chose de très commun.


FAL


Xavier Chimits & Philippe Graton, Jean Graton et Michel Vaillant ‒ L’aventure automobile, Hors Collection, 59 euros.  

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