La chronique de Gerald Messadié

Y a-t-il un correcteur dans la salle ?


Chronique. Humeur et mauvaises humeurs de Gerald Messadié |  

Il n’y a guère, toutes les maisons d’édition employaient à plein temps une personne  qui relisait les manuscrits avant leur envoi à l’imprimerie, et les journaux comptaient au moins un correcteur dans leur personnel, l’un et l’autre chargés d’éliminer les fautes de grammaire, barbarismes et solécismes qui pouvaient émailler les textes comme ils pullulent désormais dans les propos qu’on entend à la radio et à la télévision.

 

Il semble que « la crise » ait mis fin à l’usage, pour raisons d’économie.

 

Il est rare, en effet, de feuilleter un livre, fût-il édité par une grande maison, sans tomber sur des fautes de français qui affligeraient le premier professeur de français venu. Tel auteur écrit ainsi effrontément : « Quand j’arrivais à la maison… » au lieu de : « Quand j’arrivai à la maison ». Mais il est vrai que cette confusion entre l’imparfait et le passé simple devient si banale, comme le mal selon Hannah Arendt, qu’on ne la remarque plus. Tel autre écrit : « Ce cadeau providentiel de l’histoire a consisté à ce que… », alors que ce cadeau ne pouvait consister qu’en quelque chose. Il est vrai que cet auteur a parlé plus haut du « niveau de l’unemployment rate », ce qui revient à évoquer le niveau du niveau du chômage.

 

Qu’on se rassure, ou se désole : nous ne citerons ici ni les auteurs ni les ouvrages.

 

Il est permis de s’alarmer quand un académicien, défenseur élu du bien écrire, publie une phrase telle que celle-ci :

« Ni sociologue ni psychologue, la vocation du romancier selon X [par discrétion, nous omettrons le nom de l’écrivain louangé ] n’est pas de raconter une histoire typique ni d’analyser des manipulations inédites du conscient par l’inconscient mais de surprendre à l’œuvre, en multipliant les aperçus et en les laissant se coordonner eux-mêmes, des signes des temps, signes grotesques, à la fois quotidiens et métaphysiques, de l’aveuglement où nous persévérons envers notre pourtant fondamentale finitude et fugacité, mais aussi de notre effrayante surdité envers les grondements souterrains de la ruine, par pans entiers, de édifices qui ont permis, pendant des siècles, à des peuples, à des communautés, à des personnalités, tout à coup irrémédiablement abîmées. »

 

Tel quel : c’est paru dans un fort honorable quotidien. Au lu de cette phrase de douze lignes – vingt-deux dans la justification du journal – j’aurais, si j’avais été correcteur, demandé à l’auteur qu’est-ce qui a permis quoi aux peuples, communautés et personnalités. J’aurais ainsi prié l’auteur de décomposer une tirade à laquelle, en l’état, je n’ai rien compris, en deux ou trois phrases plus courtes. J’aurais peut-être suggéré une autre formule que « la surdité envers les grondements », car on ne peut être sourd qu’aux grondements, et non pas « envers » ceux-ci. J’eusse épargné aux lecteurs ce tarabiscotis de cuistre.  Mais il s’en faudrait qu’un correcteur osât tancer de la sorte un académicien.

La responsabilité des mauvais traitements massifs et quotidiens  qu’on inflige à la langue n’est sans doute pas seulement économique. Elle semble procéder de l’image nouvelle de l’écrivain, comme de l’artiste : on ne discute plus leur production. La preuve de sa valeur tiendra au fait qu’elle se vend ou pas. Un artiste est désormais quelqu’un qui se proclame tel, même s’il ne correspond d’aucune façon à l’idée traditionnelle qu’on s’est faite de l’art et de ses exécutants. C’est ainsi qu’un Damien Hirsch est devenu un artiste mondialement célèbre pour avoir plongé des requins et des vaches dans du formol, et qu’un Basquiat a atteint la notoriété internationale pour des graffitis qui, il y quelques décennies, auraient été jetés au feu. Ils se sont dits artistes, ils le sont donc. Leurs œuvres valent des millions ; ils n’ont pas à se corriger, pas à connaître les arts du dessin, de la peinture ou autres.

 

L’écrivain est en passe d’emboîter leurs pas. Il ne suffit pas de savoir écrire pour être reconnu comme écrivain : il faut d’abord se proclamer tel. C’est le cas de plus d’un. Plus besoin de connaître la grammaire et d’avoir un vocabulaire étendu pour écrire, plus besoin d’avoir du talent et certainement plus de se relire, il suffit d’avoir « quelque chose à dire ».

 

L’évolution étend ses ravages bien au-delà de la correction, du charme  et de l’intelligibilité. Écrire, c’est être désormais « médiatique ». C’est-à-dire faire des grimaces à la télé ou faute de mieux, sur un « réseau social » (arrgh, l’euphémisme !)

 

Que MM et Mmes les correcteurs et correctrices trouvent ici l’expression de mes très sincères condoléances.

 

Gerald Messadié 

2 commentaires

Je me permets d'ajouter un lien vers cet article, toujours sur "Le salon littéraire" :
http://salon-litteraire.com/fr/actualite/content/1862757-lettre-ouverte-d-une-correctrice

Non, non, ils sont bien là, ces fameux correcteurs, dans les grands quotidiens comme dans les maisons d’édition ; cependant, les vieux de la vieille – ceux-là seuls encore capables de reconnaître un verbe pronominal passif, réciproque ou réfléchi – cèdent peu à peu leur place à d’autres qui confondent volontiers conditionnel passé et plus-que-parfait du subjonctif, prépositions et conjonctions de coordination, épithètes et attributs…