007 James Bond — Déclic mortel

Back in the U.S.S.R.


Imaginée par Anthony Horowitz, écrivain britannique connu essentiellement pour sa série "Alex Ryder" et pour ses "ouvrages destinés à la jeunesse", la nouvelle aventure de James Bond, Déclic mortel, replace l’Agent 007 dans le décor des premiers romans de Ian Fleming, celui de la Guerre froide. Mais un décor peut en cacher un autre…


Non content d’avoir survécu à son créateur Ian Fleming, James Bond trouve le moyen de mener depuis plus d’un demi-siècle une double vie. Il y a, à travers ses réincarnations successives, sa carrière cinématographique que tout le monde connaît et dont nous aurons bientôt l’occasion de reparler avec la sortie de Spectre (début novembre). Mais il y a aussi sa carrière littéraire, divers écrivains s’étant appliqués à donner sur le papier de nouveaux développements à ses aventures. Très important dans les pays anglo-saxons, ce second aspect du mythe bondien est souvent resté en France à l’état de pétard mouillé, peut-être en raison des résultats très inégaux auxquels il a donné lieu. Nous n’allons pas entrer ici dans le détail de toutes les séquelles littéraires bondiennes. Rappelons seulement que le premier héritier de Fleming fut Kingsley (père de Martin) Amis et qu’il publia, sous le pseudonyme de Robert Markham, un roman intitulé Colonel Sun où se dessinait déjà la difficulté, pour un nouvel auteur, de prolonger la série. Comment apporter quelque chose d’original tout en restant fidèle à l’esprit de Fleming ? Comment rester fidèle à l’esprit de Fleming tout en apportant quelque chose d’original ? Amis entendit résoudre cette quadrature du cercle en jouant essentiellement sur la quantité. On rencontrait une certaine dose de sadisme dans les romans de Fleming. Il opta pour la double dose. D’autres successeurs eurent recours à la même méthode. Ce n’était visiblement pas la bonne. Quant au principe consistant, comme le font les films, à rajeunir Bond en le détachant des années cinquante pour le faire évoluer dans notre époque, avec toutes les nouvelles technologies que nous connaissons, il semble que le Ian Fleming Estate l’ait depuis quelque temps écarté : les deux derniers gardiens de la flamme littéraire bondienne, William Boyd et Anthony Horowitz, ont été priés (ou ont choisi d’eux-mêmes ?) de laisser Bond se débattre dans les complexités de l’après-guerre. Boyd s’en était remarquablement tiré avec son Solo. Horowitz propose à son tour, avec Déclic mortel, un livre qui devrait assurément plaire aux flemingiens convaincus, puisqu’il est conçu, sans doute sciemment, sur le principe de la contaminatio.

La contaminatio était un genre littéraire imaginé par les auteurs de comédie latine pour plagier sans les plagier leurs maîtres grecs. Au lieu d’écrire une pièce qui n’eût été que la traduction ou, au mieux, l’adaptation d’une pièce grecque, les dramaturges latins partaient de deux pièces grecques, qu’ils touillaient aimablement pour n’en produire qu’une. Il n’est pas exclu que Horowitz se soit inspiré de cette cuisine antique, puisque le titre original de Déclic mortel est un jeu de mots anglo-latin malheureusement intraduisible en français : Trigger mortis est une variation sur rigor mortis, expression que les médecins légistes anglo-saxons ont conservée telle quelle pour désigner ce que nous nommons "la rigidité cadavérique". Or donc, Horowitz a conçu son "Bond" comme une espèce de cocktail géant, comme une contaminatio non pas seulement double, mais triple, entre Goldfinger, Dr. No et Moonraker, le complément proprement inédit de l’aventure étant en outre censé s’inspirer directement de brouillons non utilisés de Fleming lui-même.

La première partie de Déclic mortel est comme un épilogue de Goldfinger et peut paraître a priori un peu gratuite, mais elle vient nous rappeler que, quelle que soit l’attraction que peut susciter chez lui telle ou telle Girl, Bond ne saurait être autre chose qu’un célibataire endurci. Après avoir sauvé Fort Knox, Bond a ramené avec lui à Londres Pussy Galore, qui dirigeait la brigade volante d’Auric Goldfinger et qu’il peut se flatter d’avoir ramenée dans le droit chemin de la morale et de l’hétérosexualité, mais, au bout de quelques semaines, le cœur n’y est plus, et il éprouve un certain soulagement quand elle décide de repartir pour New York (sans doute pour reprendre ses activités de gentlewoman cambrioleuse). Même si ce soulagement passe par une certaine humiliation : Pussy ne repart pas seule, mais escortée d’une ravissante jeune femme, celle-là même qui vient de former Bond pour sa prochaine mission ! On ne se refait pas.

Cette prochaine mission de Bond consiste à déjouer les pièges mortels tendus par les Russes lors d’un grand prix à un champion automobile anglo-saxon. Guerre froide oblige : les Russes tiennent à affirmer leur suprématie technologique. Toute cette partie du récit enthousiasmera sans doute les amateurs de Formule Un, mais elle sonne un peu faux, quel que soit le sérieux de la documentation sur laquelle s’est visiblement appuyé Horowitz. Celui-ci, tout en soulignant ici ou là certaines lacunes de Bond, est amené par la force des choses à faire de lui un pilote quasi-professionnel. Or nous savons bien qu’une grande partie du charme de Bond vient de ce qu’il se présente, dans la plupart des situations, comme un amateur. Un amateur de génie certes, avec des facultés d’adaptation ahurissantes. Mais c’est son côté amateur qui permet l’identification du lecteur ou du spectateur.

Cet épisode automobile n’est de toute façon que le prélude au plat de résistance. Pour aider les Russes à imposer définitivement leur supériorité dans une compétition bien plus importante, celle de la conquête de l’Espace, un Coréen — plein de ressentiment contre les Américains du fait des exactions commises par ceux-ci contre son peuple — met au point un plan diabolique destiné à rayer New York de la carte en imputant la responsabilité de cette destruction à ce qui ne s’appelle pas encore la NASA. On aura reconnu dans ce méchant homme un cousin du Dr. No et d’Hugo Drax tout à la fois.

Ce psychopathe sans nuance est toutefois le personnage le mieux dessiné de toute cette affaire. Car arrive, comme de juste, le moment où il se lance dans un monologue par lequel il entend expliquer pourquoi il est devenu ce qu’il est. Horowitz a visiblement potassé l’histoire des deux Corée. La psychologie de Bond est nettement moins travaillée. Il reste dans l’ensemble conforme au personnage imaginé par Fleming — a blunt instrument. A signaler malgré tout ce passage où, las de la mort qui rôde autour de lui, mort qui le menace ou mort qu’il sème lui-même, il se demande s’il doit, oui ou non, étrangler jusqu’au bout le jeune homme qui est à sa merci : celui-ci appartient au clan des méchants, certes, mais a-t-il pu vraiment choisir la route qu’il a suivie ?

C’est que, sans avoir l’air d’y toucher, Déclic mortel est un roman nettement plus ambitieux qu’on ne pourrait le croire, et qui entend poser la question des rapports entre l’homme et l’Histoire. Ne nous y trompons pas : la Guerre froide qui sert de décor à l’intrigue est bien celle des années cinquante-soixante, mais c’est aussi, nous dit Horowitz — et, avec lui, un film comme Agents très spéciaux, dont l’ouverture éblouissante se déroule dans le Berlin d’après-guerre —, la Guerre froide d’aujourd’hui, étant entendu que celle-ci ne se limite plus à un conflit américano-russe. Si le méchant Coréen de Déclic mortel envisage de faire sauter l’Empire State Building, c’est bien évidemment parce que, dans les années cinquante, les Twin Towers ne sont pas encore construites… Bref, il n’est pas interdit de voir dans ce nouveau "Bond" à l’ancienne un certain nombre de métaphores qui relèvent de la rétro-politique-fiction, l’Histoire envisagée ici obéissant plus à des cycles qu’à une progression linéaire. Tout comme Pussy Galore revient malgré elle à ses premières amours, la géopolitique ne se prive pas de bégayer. C’est ce que nous souffle à l’oreille la conclusion mi-figue mi-raisin de l’ouvrage : "Aucun agent n’avait survécu longtemps dans la section double zéro. Un jour quelqu’un, quelque part, prendrait l’avantage. Et ce serait lui, Bond, qui serait alors à terre, sous la pluie, mort.

"Un jour. Pas aujourd’hui."

Bonne nouvelle ? Sans doute. Mais, si Bond ne meurt pas, ne peut pas mourir, n’est-ce pas parce que sa présence est indispensable pour d’autres missions ? Il faut imaginer Sisyphe bondien.


FAL



Anthony Horowitz, 007 James Bond — Déclic mortel

Incluant des notes de Ian Fleming, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Annick Le Goyat, Hachette Romans, septembre 2015, 18€  

Aucun commentaire pour ce contenu.