Esprit et esthétique dans l’art chinois d’écrire

Dans leur ouvrage sur la civilisation de la Chine classique, paru en 1981, D. et V. Elisseeff rappellent que tout repose dans ce vaste pays sur le signe, le wen, cette essence du savoir, source de l’histoire, des archives, de l’observation du ciel et du calendrier…de la philosophie et de la littérature, des rituels. Au temps des T’Ang, les arts du lettré ont la prééminence absolue sur les autres. Pour Li Che-min, qui règne jusqu’en 626, la calligraphie procure un double plaisir, celui des yeux et celui de l’esprit.
Prolongement naturel, constat de cette suprématie, dans l’introduction au passionnant texte que signe Lucien X. Polastron, on lit que le langage et son écriture constituent un couple indissociable qui forme déjà une cosmogonie à lui seul et dont les achèvements sont immenses ; il a permis de communiquer avec l’au-delà. C’est bien à une sorte de beauté et de perfection immatérielles que l’auteur nous fait accéder, à un raffinement visuel et un défi pour l’esprit réunis au long de ces pages qui élèvent et permettent cette osmose sereine des êtres avec l’univers

Autre observation essentielle pour bien avancer dans ce texte à la fois érudit et agréable, au ton souvent enjoué et parfois caustique : il faut garder en mémoire que le mot calligraphie, si couramment employé, ne conviendrait pas au contexte local et fausse la réalité de ces formes dont la multiplicité est provoquée par l’instabilité permanente, personnelle et dynamique du pineau qui avance d’instant infime en instant infini sur la feuille. Il faudrait plutôt parler de shufa, les lois de l’écrit.
On saisit mieux dès lors le pourquoi et l’élégance des caractères chinois, comme ceux présentés au fil des exemples choisis par l’auteur qui commença à étudier le chinois en 1976, à l’âge de 32 ans. Dix ans plus tard, il pratique avec étonnement la calligraphie chinoise et  étudie en profondeur les artisanats papetiers d’Asie ainsi qu’il le note lui-même. Ses connaissances semblent inépuisables et vont puiser à des sources renouvelées.

 

On apprend donc beaucoup dans ce livre, notamment sur l’évolution des normes de l’écrit au cours des siècles, de son traçage officiel et de la liberté qu’une fois parvenue à un niveau suffisant, la main peut avoir afin que le pinceau qui court sur le papier ou sur la soie puisse en quelque sorte créer ces beaux sinogrammes, chaque trait ayant sa force et sa logique.
Art plus que difficile, plus qu’exigeant, véritable ascèse physique et mentale. Pu-Yen-tu, au XVIIIe siècle (dynastie Ts’ing), écrivait : L’art de l’encre, comme il est magique et quasi surnaturel ! C’est avec les six nuances de l’encre - sèche, mouillée, claire, foncée, blanche, noire - que le peintre tente de recréer les vibrations des innombrables phénomènes de la création.
Toujours ces relations invisibles et essentielles au-delà du temps et de l’espace, quand le secret pour les traduire dans le visible est avant tout de savoir parfaitement manœuvrer le pinceau en trois étapes : attaquer, avancer, conclure.
Découvrir combien ce maniement matériel est à la fois un risque, une résilience, un équilibre, une euphorie, apporte au lecteur un moment de plaisir évident. La feuille étalée devient une vallée, un paysage sur lequel va fondre tel un aigle, la main chargée du pinceau encré. Et avec lui, le corps entier.

Il s’agir bien d’une écriture-monde, reflet de la pensée chinoise, elle-même miroir de la nature. On apprend que la raison du choix de la couverture trouve son explication dans ce travail inouï et éblouissant de finesse et d’intelligence de Luo Ping (1733-1799). Merveilleux parallèle entre l’insecte et le mot dessiné. Ici comme partout, le maître absolu, l’acteur caché qui régit tout, a libre cours, travaille spontanément, c’est l’esprit.
De même que pour les grands peintres de la Renaissance qui avant de pouvoir exprimer leurs sentiments et faire montre de leur talent propre devaient copier et recopier les Anciens, il faut ici aussi imiter ceux qui savent, assimiler longtemps les gestes, les répéter inlassablement, dans une patiente et longue astreinte qui permettra ensuite, dans une manière de désinvolture, de franchir les seuils de difficultés et d’obtenir en soi la réincarnation du maître.

 

Cent portraits, couvrant siècles et millénaires, de ces souverains de l’écriture sont proposés en seconde partie, chacun enrichi par des anecdotes, étonnantes pour certains, tel Cai Yong (133-192, dynastie des Han de l’Est) qui avait reçu des dieux eux-mêmes son génie ou encore He Shaoji (1799-1873) qui appliquait le principe du xinnmu shouzhui, le cœur admire, la main poursuit.
Dans cette galerie, les personnages surprenants voire ahurissants abondent.       

De même que pour celui des pieds bandés, l’auteur s’emploie à déjouer le fantasme du nombre des caractères chinois. Si on peut en répertorier 40 000, 3 000 suffisent pour les gens éduqués, à moins d’être un vrai savant, qui en utilise 6 000 !
Qu’on se rassure, avec sept éléments graphiques fondamentaux, le néophyte pourra se lancer dans cette formidable expérience et essayer de réaliser l’harmonie en lui et avec l’univers.      

 

Dominique Vergnon

Lucien X. Polastron, Calligraphie chinoise, l’art de l’écriture au pinceau, 176 illustrations, 230 x 320, éditions de l'Imprimerie Nationale, mars 2020, 304 p.-, 49 €

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