L’Ultime Auberge : comprendre le monde avec les yeux d'Imre Kertész

Si Liquidation (Actes Sud, 2004) est le roman qui correspond le plus à Imre Kertész, prix Nobel de littérature en 2002, et qu’il aime à citer, rappelant l’importance qu’il lui donne dans le corpus de son œuvre, cet ultime tome en guise d'auberge espagnole, dans une liste longue et variée, apporte un point final à l’artiste qui voyait la maladie l’envahir au point d’avoir besoin d’un assistant pour venir à bout de ce projet, longtemps repoussé et là, à l’aube du grand voyage, saisi à bras le corps, mettant alors, au propre comme au figuré, sa peau sur la table. Rendant ainsi hommage à Céline mais surtout nous livrant un récit-roman-journal-essai à la déflagration retentissante…

Imre Kertész a toujours été torturé, tourmenté, comme bien souvent les rescapés des camps de la mort ; il fut ensuite pourchassé en Hongrie par les communistes puis inquiété par le nouveau régime dont la presse aux ordres le traînait dans la boue pour la moindre remarque, et la consécration du Nobel lui a donné une aura – et une assise financière – qui acheva de le couper de ses dernières relations. La jalousie, aussi en littérature, est mortelle… Ainsi se questionne-t-il sans cesse sur le sens de la vie, le rôle du roman, égratignant au passage ses pairs, comme Milan Kundera – accusé d’être verbeux – si bien que le voilà au bord du précipice, affligé par l’ennui que la lecture lui procure. Et dans l'impasse où ses réflexions l'ont conduit.
En effet, pour Imre Kertész il n’y a plus de roman avec un grand R, car cela suppose que le roman [soit] l’analyse de l’existence avec les moyens du roman, mais aussi que l’analyse des questions de l’existence devienne superflue ; et qu’ainsi, le roman est superflu, et l’écrivain encore plus (sic).

Au bord de la folie Imre Kertész ? Sans doute, car la compagnie de Parkinson quand on doit se servir de ses deux mains pour écrire devient vite pesante. Et puis, écrire, pour qui, pour quoi – faire ? La vision du monde a parfois des allures de fin des temps si bien que le sens de tout cela l’emporte dans des réflexions sans fin. Spiritualité et métaphysique s’invitent, mais ont-elles droit de cité ou sont-elles accessoire ? La déréliction de l’homme devient dangereuse… À quel saint se vouer, alors ? Si ce n’est à celui de mon ange silésien, seule valeur cardinale de l’existence et qui offre, en sus d’un plaisir charnel et serein d’un retour à l’origine par le contact, l’affirmation d’une marche en avant quelques soient les contingences ; sinon la religion mais Dieu n’a pas de religion, rappelait le pasteur de Stralsund à Imre Kertész. Ne sommes-nous alors que des particules élémentaires ballottées dans le panier de la démocratie pour mieux nous contrôler, produisant des commentaires par milliards sur des réseaux qui n’ont rien de sociaux, tout cela n’ayant rien à voir avec la res publica ; mais bien avec une démocratie de marché, un fascisme discret qui nous gouverne, avec emballage biologique, restriction des libertés au non d’un relatif bien-être matériel.

Malgré tout, Imre Kertész veut affirmer la vie, continuer à arpenter les sentes du quotidien qui serpentent dans la cité, même s’il ne peut plus sentir cette nouvelle Hongrie antisémite et compte bien fuir à Berlin (il sera membre de l’Académie des arts en 2003). Faut-il philosopher pour comprendre la vie ? Sommes-nous des êtres sans être, notre réalité, irréelle ; et nous tombons à travers les mailles du filet avant d’en avoir percé, compris, touché ne serait-ce qu’un seul nœud, un seul fil
Pari de Pascal ou basculement vers le point d’Archimède de notre identité, cet Autre, dont l’existence est notre conscience identitaire. La douleur de l’absence de l’autre a entraîné, outre le deuil et la perte de son affection, l’incertitude due à la perte d’un rôle. Parfois, l’identité commune se révèle un faux style que nous rompons de manière inattendue. Dans ce cas, nous ne rétablissons pas la vérité, mais – du moins c’est ainsi que nous le ressentons – nous commettons une trahison. On se justifie pour ainsi dire sans cesse : le deuil est la mauvaise conscience du survivant.

Poignant ouvrage qui réveille l'empreinte nostalgique que l'on porte en soi et ré-ouvre les portes des mondes enfouis que nous refusons de parcourir, or c'est là-bas, certainement, que les solutions à l'absurdité de notre société contemporaine se trouvent : il faut oser regarder dans l'autre direction que celle imposée par les GAFA à longueur de messages publicitaires. Où les militants écolo n'ont de cesse de crier que tout va mal... alors que le monde n'a de cesse d'aller mieux, comme l'a prouvé Hans Rosling (par exemple, les Américains croient que le nombre de crimes et délits ne cesse d'augmenter, alors qu'il est passé de 14,5 millions en 1990 à 9,5 en 2016 ; si en 2016 la mortalité des bébés dans le monde est de 4,2 millions il faut la rapprocher de celle de 1950 : 14,4 millions ; quant à la croissance, on ne parle que de celle, en berne, de l'Europe alors que l'Afrique fait entre 5 et 7%, etc. – cité par Bruno Durieux dans son livre, Contre l'écologisme).
Le monde pourrait être autrement compris. Encore faut-il s'en donner la peine...

François Xavier

Imre Kertész, L’Ultime Auberge, traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba, Babel, octobre 2019, 320 p.-, 8,70 €

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