Les Thellusson sous le regard des peintres

Recevoir, transmettre, retransmettre à son tour un nom et des traditions, des biens et des objets, un savoir-faire et un savoir être. Dans certaines grandes familles, si entre les générations se transmet le visible, se passe aussi au fil des années un invisible qui est sans prix, comme si à côté du patrimoine se tenait également une autre idée de la propriété, la mémoire.
Celle-ci acquiert son importance : sans elle pas d’héritage. Plus que d’autres, mieux que d’autres, ancrée initialement en Suisse, la famille Thellusson illustre brillamment le sérieux des alliances, la valeur du travail et dans le cas présent, le rôle majeur que jouèrent les artistes auprès de ces mécènes discrets, avisés, aventureux parfois qui, que ce soit dans le domaine des affaires ou celui de la diplomatie, ont rayonné sur une partie de l’Europe pendant deux siècles.

 

S’il y avait bien eu sur cette famille la publication en 1956 d’un ouvrage, celui de l’écrivain et historien Gabriel Girod de l’Ain (1902-1981), il fallait toute la passion et le savoir d’un second historien, Bertrand du Vignaud, à la fois spécialiste du patrimoine et grand connaisseur des arts de cette époque pour redonner si l’on peut dire à ce blason un peu trop oublié tout son lustre. Il a pour relever ce défi effectué quantités de recherches qui aboutissent à ce livre.
Le mot dynastie reprend avec cette famille le sens premier de son origine grecque qui renvoie à la notion de pouvoir et de succession.

À la lecture de ces pages parfaitement documentées et illustrées, on découvre une galerie de personnages tous attachants pour de nombreuses raisons. Car à la discrétion et l’austérité qui sont sans doute des traits propres à leur métier de banquiers genevois, ils ajoutent tous ces qualités que l’auteur rassemble en trois mots fondateurs de leurs actes, détermination, panache, enthousiasme. Certes l’argent est un dénominateur commun qui facilite les rapports entre les puissants du moment et permet de passer des commandes aux artistes du temps les plus en vogue.
Mais davantage, il y a entre eux tous, par mariages, alliances et reconnaissances des liens de culture et d’ouverture intellectuelle qui dépassent les mondanités et les réunions de salons. En effet, les Thellusson se relient à ceux qui donnèrent à l’Europe du moment son prestige et ses lumières. Les armoiries et les titres, accordés par les souverains de Prusse, France, Saint-Empire et Royaume-Uni, qui sont repris en détails dans le livre, témoignent de leurs engagements et leurs capacités.

La lignée commence avec Isaac, homme entreprenant s’il en est, cosmopolite, polyglotte, estimé, soucieux de sa réussite, posant les bases des collections auxquelles ses descendants donneront éclat et ampleur. Hyacinthe Rigaud, originaire de ce Roussillon ensoleillé qui se devine dans ses toiles, peintre reconnu de la dynastie des Bourbons, à la peinture forte et durable selon les mots de Saint-Simon, signe un somptueux portrait d’Isaac dont on admire les broderies du gilet et le chatoyant vert sombre du velours de l’habit.
Quant à son épouse, venue d’une famille proche des manières d’Isaac, c’est l’éminent Nicolas de Largillière qui lui donne ce visage où affleurent beauté, richesse, assurance, élégance, un ensemble de grâces qui inspirera aux frères Goncourt quelques phrases d’un esprit et d’un style merveilleusement inimitables et inoubliables. Les portraits tenant comme l’on sait une fonction sociale essentielle, le choix de ceux qui les inscriraient dans la postérité familiale et de ce fait dans l’histoire de l’art devenait un élément primordial pour rappeler l’influence des protagonistes et la carrière des signataires.
Liotard, né à Genève comme Isaac et protestant comme lui, voyageur à la curiosité sans cesse éveillée, pastelliste virtuose, exécute un double portrait qui rend compte de ces existences discrètement fastueuses que furent celles d’Isaac-Louis de Thellusson, un des fils du précédent et de Julie Ployard, son épouse, soulignant leur proximité affective par des harmonies de bleus émanant de chacun de leurs vêtements.

Dans une composition subtile datant de 1790 pour laquelle selon le reçu autographe signé à l’encre brune il perçoit 3 000 livres, David laisse de la comtesse de Torcy-Thellusson un attachant portrait avec un grain de beauté soigneusement souligné qui contribue à la rendre proche voire complice le spectateur, note avec finesse l’auteur.

D’autres artistes souvent très célèbres comme Boilly, Isabey, Elisabeth Louise Vigée-Le Brun, serviront le renom et les assises sociales croissantes d’une famille qui additionnent fortune, sympathie, sensibilité envers les arts, jusqu’à Sir Thomas Lawrence, nommé dans une publication parue à Londres en  1831 à la suite du Titien et de Antoine van Dyck, qui réalise en 1804 le charmant et vivant portrait de Madame Charles Thellusson et son fils, vêtu d’un seyant habit rouge qui contraste délicatement avec la robe blanche soyeuse de sa mère. C’est effectivement en Angleterre que s’achève ce périple d’une famille qui avait su faire rimer richesse et sagesse.

Dominique Vergnon

Bertrand du Vignaud, Les Thellusson, une dynastie de grands amateurs d’art, 220 x 280, bilingue français-anglais, 150 illustrations, in Fine éditions d’Art, août 2021, 208 p.-, 35 €

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.