Pierre Bonnard, une œuvre solaire

Pour Pierre Bonnard, l’œuvre d’art était un arrêt du temps, il la voyait comme constituant une suspension même infime de son cours, comme une pause dans la course des heures qui lui permettait, et nous permet à sa suite, de saisir chaque instant dans sa substance réelle, d’en voir la densité, de vouloir en fixer la valeur qui réjouissait son regard et réjouit le nôtre.
La beauté, c’est la satisfaction de la vision disait-il encore. Cette beauté, il l’a trouvée dans la vie quotidienne, les motifs à portée de ses affections, les scènes intimes et d’intérieurs auxquelles il est parvenu à donner des dimensions éminemment humaines, dans ce qu’elles peuvent réunir de calme, contenir de bien-être et inclure aussi de mélancolie ou d’interrogation.
Le tableau exécuté en 1925, Le Corsage rouge, qu’a revêtu Marthe, le modèle, la muse et la femme qui habita son œil, et la photo de Rogi André, elle-même peintre et photographe d’origine hongroise, montrant Bonnard dans une chambre d’hôtel à Deauville, pourraient être l’illustration de cette double solitude.

Sous la douceur magnifiée qui traverse son œuvre, se cache souvent une nostalgie de liberté, d’une Arcadie perpétuelle où entreraient les heureux souvenirs du vert paradis de l’enfance puis de la jeunesse, celles qu’il passa dans la maison familiale du Grand-Lemps, appelée Le Clos, en Isère, où il exécute en 1888 et 1889 ses premiers dessins.
Tous de même format, les petits agendas qu’il remplit régulièrement de 1927 à 1946 sont autant de confidents recevant une esquisse, des pensées, des courses à faire, des notations au service de la mémoire, un autoportrait qui signale justement la fuite du temps qui passe. 

L’association de la peinture de Bonnard à la notion de félicité, même relative ou tempérée par le sentiment d’une certaine morosité, reste cependant le caractère de son œuvre et nombreuses sont les toiles qui en manifestent la réalité.
Trois couleurs dominantes se retrouvent au long de sa carrière, se croisent et s’interpénètrent, structurent le propos, lui donnent son sens. Elles se déclinent selon toute une gamme de nuances, s’éclaircissent ou se brunissent, se renforcent ou s’amenuisent selon les sujets, disparaissent au cours des années, reviennent plus neuves, plus jeunes ou plus sages. Le rouge qui serait la chaleur méditerranéenne, celle d’un coucher de soleil derrière l’Estérel dont il note l’extrême splendeur. Le vert, qui serait la fraîcheur, celle de la Normandie et du verger du Clos (Le Grand jardin, 1898). Le jaune, à la fois idée du bonheur, de la présence du soleil, de la floraison du mimosa, des reflets du jour sur la peau de Marthe (Nu jaune, 1934).
J’ai réalisé que la couleur pouvait tout exprimer sans avoir recours au relief ou à la texture. J’ai compris qu’il était possible de traduire la lumière, les formes, les personnages par le biais de la couleur seule sans avoir à recourir à d’autres valeurs.

Pierre Bonnard qui appréciait Paris a beaucoup voyagé en France et à l’étranger, il a été l’ami de nombreux peintres, Maurice Denis, Vuillard, Matisse, Monet, Manguin, Signac, Henri Lebasque entre autres, il a aimé les femmes et ne quitta pas Marthe, il a été illustrateur et photographe, il s’est intéressé à l’affiche et à la sculpture, il a osé des cadrages complexes qui agrandissent l’espace des lieux ordinaires, donnant aux objets communs une présence inaccoutumée. Il aimait les enfants et les animaux : il a peint aussi bien des paysages où triomphe la vie que des natures mortes fixées dans leur silence.
Il a beaucoup exposé dans les grandes galeries et aux Salons prestigieux de l’époque, il est resté fondamentalement indépendant en dépit de ses rapports avec les mouvements picturaux qui l’ont attiré ou auxquels on le raccorde, le nabisme, le fauvisme, le japonisme, l’impressionnisme, l’abstraction, flottant entre l’intimisme et la décoration selon ses termes.
André Lhote, qui l’admira dès ses débuts écrivit dans la Nouvelle Revue Française : Bonnard curieux de tous les sujets, comme de toutes les combinaisons de formes et de couleurs, se renouvelle sans cesse et arrive à une intensité colorée par moments admirable.

Pierre Bonnard aura surtout et avant tout été tel qu’en lui-même il voulait être, loin d’une existence fastueuse, gardant des goûts simples. Il a créé avec la lumière et les couleurs un univers à lui, proche de tous car parlant à chacun. Il a dépassé les critiques passagères pour s’inscrire dans la durée.
C’est l’étendue de cette personnalité et l’ampleur de ses talents que ces pages révèlent, les forces et les paradoxes de son œuvre qu’elles mettent en relief, la stratégie chromatique de Bonnard qu’elles expliquent.

L’ouvrage accompagne l’exposition du musée de Grenoble (jusqu'au 30 janvier 2022), qui avec ses 75 peintures, sa trentaine d’œuvres sur papier et une vingtaine de photographies, a tout de la qualité et de l’intérêt d’une rétrospective.

Dominique Vergnon  

G. Tosatto, S. Bernard et I. Cahn (sous la direction de), Bonnard  les couleurs de la lumière, édition d’art In-Fine, 220 x 280, 175 illustrations, octobre 2021, 320 p.-, 35 €

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