Albrecht Dürer, l’insurpassable graveur européen

Si pour le célèbre graveur de Nuremberg, un artiste pouvait trouver dans la nature les sources premières de son inspiration, celle-ci devait aussi reposer sur des connaissances techniques et des théories reconnues. Son Traité des proportions du corps humain, publié après sa mort, devait participer à la formation du savoir et favoriser ensuite la création personnelle. Certains de ses élèves comme Hans Süss von Kulmbach et Hans Balbung Grien s’y sont sans doute référés. Définissant les canons parfaits du corps humain, Dürer en étudia aussi les défectuosités, créant des caricatures parfois monstrueuses et des figures obèses dans un égal souci de rendre la vérité de chacun. Pour lui, toute approche de la beauté et de la laideur devenait alors possible et selon ce qu’il écrivit, l’homme qui cherche le beau rencontre le multiple et le divers, il y a plusieurs voies pour atteindre la beauté.
Réunies dans cet ouvrage de grande qualité et dont le format est très agréable, les œuvres présentées qui accompagnent la superbe exposition organisée au château de Chantilly en témoignent à des titres divers, que ce soit la perfection et la grâce d’Adam et Ève (La Chute de l’homme, 1504), la force et le charme (Apollon et Diane, 1503), le tournoiement et la fureur (Saint Michel terrassant le dragon, 1511), l’étrange (Le Pourceau monstrueux de Landser, 1496) ou encore le diabolique (La Sorcière, 1500).

Ouvert aux méthodes de travail des autres artistes de son temps, Dürer voyage pour cela dans cette Europe culturelle où brillent deux foyers, l’un au nord, l’autre au sud. Lors de son voyage à Venise en 1505, ses échanges avec les peintres italiens lui permettent d’élargir ses travaux non seulement en matière de style mais aussi de perspective, de géométrie et de mathématiques. Résultat d’une émulation croisée, les maîtres de la Renaissance italienne lui semblent à cet égard davantage novateurs et plus hardis que ceux de la Renaissance allemande, ceux-ci encore héritiers du gothique et résolument réalistes. Citons seulement les influences qu’il reçut de Mantegna, Jacopo de Barbari et Bellini et de son perfectionnement du clair-obscur et de ses incroyables entrelacs par un contact possible avec Léonard de Vinci, du moins de quelques une de ses œuvres.
En second lieu, au cours de son déplacement aux Pays-Bas en 1520, il rencontre Quentin Metsys, Joachim Patinir, l’auteur de merveilleux paysages, Lucas de Leyde et le Bruxellois Bernard Van Orley. A cette époque, Nuremberg constitue le point de convergence de douze routes commerciales qui traversent l’Europe et à sa prospérité économique s’ajoute son rayonnement du savoir grâce à ses livres imprimés, diffusion à laquelle participe Dürer largement. Des représentations de la Passion du Christ peinte par Dürer, si soignées et à la perspective si juste, publiées sous forme de gravures, seront vendues dans toute l’Europe.

En effet, c’est beaucoup par la gravure que Dürer (1471-1528) acquit sa notoriété, la gravure étant le médium de l’échange par excellence. Formé par Michael Wolgemut, il dépassa vite cet enseignement et atteignit un niveau de virtuosité indépassé, fait d’observations répétées, d’ingéniosité et de minutie mais aussi de contemplation et d’élévation intérieure, autant de qualités visibles dans chacune de ses gravures. Sur bois, au burin et à la pointe sèche, toujours virtuose, multipliant les détails chargés de symboles et porteurs de signification spirituelle, Dürer résume à lui seul la Renaissance européenne, selon les mots de Mathieu Deldicque.

Parmi tant de feuilles exceptionnelles, trois chefs d’œuvre dominent la vaste présentation comprenant plus de 200 œuvres : Melencolia I, Le Chevalier, la Mort et le diable et Saint Jérôme dans sa cellule. Aussi éblouissantes que rigoureuses, énigmatiques que profondément spirituelles, n’épuisant ni l’admiration ni le respect à travers les siècles, ces gravures séduisent autant qu’elles questionnent. Ces cuivres magistraux, bien que traitant de thèmes radicalement différents, sont liés comme le note Caroline Vrand par une unité esthétique. A propos de Melencolia I, il faudrait citer ici le beau texte de Gabriele D’Annunzio, qui restitue à la merveilleuse image sa part de sublime et de puissance: 

Le grand Ange terrestre aux ailes d’aigle, l’Esprit sans sommeil, couronné de patience, était assis sur la pierre nue, le coude appuyé au genou, la joue soutenue par le poing, ayant sur la cuisse un livre et dans l’autre main le compas. À ses pieds gisait, ramassé en rond comme un serpent, le lévrier fidèle, le chien qui le premier, à l’aube des temps, chassa en compagnie de l’homme. À son flanc, perché comme un oiseau sur la tranche d’une meule de moulin, dormait l’enfant déjà triste, tenant le stylet et la tablette où il devait écrire la première parole de sa science. Et à l’entour étaient épars les outils des œuvres humaines; et sur la tête vigilante, vers la pointe d’une aile, coulait dans la double ampoule le sable silencieux du Temps ; et l’on apercevait dans le fond la Mer avec ses golfes, avec ses ports, avec ses phares, calme et indomptable, sur laquelle, tandis que le Soleil se couchait dans la gloire de l’arc-en-ciel, volait la chauve-souris crépusculaire portant inscrite sur ses membranes la parole révélatrice.

Dominique Vergnon

Mathieu Deldicque, Caroline Vrand, (sous la direction de), Dürer - Gravure et Renaissance, 250 illustrations, 200 x 250mm, In Fine éditions d’art, mai 2022, 288 p.-, 35€

https://chateaudechantilly.fr; jusqu’au 2 octobre 2022

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