Voyager en marge du visible

C’est à une lente et subtile marche au bord des formes, des couleurs et des pensées que ces œuvres invitent le regard, le séduisant sans cesse, le provoquant et le déroutant tour à tour, renvoyant au fond de lui-même ces visions qu’il découvre pour mieux le pousser à les approfondir.
On avance ici vers l’insondable des visions intérieures, ou reprenons le mot si ajusté au thème, on arpente un univers immense, jamais clos, toujours en mouvement et sans cesse en évolution, celui de l’art confronté au monde des secrets de la mémoire, des désirs cachés qui se révèlent, des inquiétudes qui surgissent, des inconscients qui se manifestent et sont aussi des manières de cheminer en soi-même. Ce sont autant de territoire qui se croisent et se séparent, de sons qui se lisent, de lumières qui murmurent. Cézanne le dit clairement, l’art est une harmonie parallèle à la nature. Des parallèles qui se recoupent, divergent ou s’unissent un moment. Devant cet infini, les artistes ressentent et expriment à leur façon des impressions venant bouleverser, régénérer, élargir, raviver les sentiments et les émotions.  

Les citations ouvrant les cinq volets de ce bel ouvrage qui explore un sujet rare et passionnant annoncent à la fois les merveilles visuelles à découvrir de page en page et les explicitent en quelques mots décisifs. Citons au hasard Gaston Bachelard qui note que l’imagination est un arbre qui vit entre terre et ciel, Marcel Proust qui parle des couleurs pensées ou encore Émile Verhaeren qui rappelle que les maîtres symbolistes sont les torturés des passions et des mélancolies de leur temps. Se proposer de porter une attention neuve sur ces artistes équivaut à s’assurer une entrée dans un acte créateur incroyablement riche et multiple.
Certains sont plus que célèbres et à nouveau surprennent par la force de leur composition, tels Degas, Odilon Redon, Manet, Eugène Boudin, Gustave Moreau. Bon nombre d’entre eux sont plus oubliés, peu présentés voire ignorés sinon inconnus, comme Luc Olivier Merson, Charles-Marie Dulac, Léopold Chauveau, Marie Botkine, François Garas et Joan González Pellicer. Dans des styles éminemment personnels, tout en s’interrogeant eux aussi, ils reformulent nos manières de voir les autres, la mer, les montagnes, le passé, la mort, la nuit, tous les spectacles dispensés par cette nature, compagne généreuse, exigeante et discrète. Leurs dessins, leurs pastels, leurs aquarelles nous abandonnent à nos propres perceptions mais donnent des clés nouvelles et utiles pour revoir le comment et le pourquoi nous aimons, nous admirons ou nous redoutons ce qui nous entoure.

Une longue suite de portraits féminins signés par Dagnan-Bouveret, Edward Burne-Jones, Courbet, Eugène Carrière, engage cette marche rythmée de profils épurés, de visages saisis dans la sérénité, de têtes aux lignes sinueuses.
Avec Gustave Doré, Paul Signac, Millet, Sérusier, les paysages suivent, réalistes, symbolistes, romantiques, néo-impressionnistes, espaces où vibrent les clartés, s’assombrissent les crépuscules, s’amplifient les ciels. Dans la quiétude de certains paysages, une note d’inquiétude parfois les dématérialise et les rend davantage oniriques.

Apparaît ensuite le monstrueux, les créatures imaginaires, les êtres composites, angoissants ou ludiques naissent au fil des méandres de la ligne et des rêveries des artistes, écrit Leïla Jarbouai, conservatrice en chef au musée d’Orsay et commissaire scientifique de l’exposition qui après Evian, sera montée à Quimper. C’est le macabre, le chimérique, le funeste et le singulier vus par James Ensor, Antoine Bourdelle, Carlos Schwabe, Alphonse Legros qui séduisent et hallucinent.

Viennent les ouvrages illustrés. Écrivains, poètes, illustrateurs et éditeurs au cours des dernières décennies du XIXe siècle unissent leurs talents. Beaucoup de publications sont des ouvrages de haute esthétique, les feuilles qui sont présentées en témoignent. Armand Rassenfosse illustre les Fleurs du mal de Baudelaire et Le Paradis perdu de Milton, Félicien Rops réalise le frontispice des Poésies de Mallarmé, Marie-Louise Amiet avec ses crayons, encre, lavis et gouache excelle dans la description de La Légende de saint Julien l’Hospitalier de Flaubert.
Le périple, au sens propre du terme qui est celui de grande navigation, s’achève en musique dont le langage va au-delà des seuls sons. Elle façonne les âmes et les renouvelle disait Odilon Redon. Henri Fantin-Latour esquisse au fusain des harmonies allégoriques, Alphonse Osbert sur papier jaune et en quelques jeux d’estampe fait danser aux cadences d’une flûte double quatre gracieuses jeunes filles, Maurice Denis orchestre sur papier vélin une espèce de symphonie décorative où dominent le vert, le blanc et le jaune.

Parmi les dizaines de milliers que compte le fonds des dessins du musée d’Orsay, près de deux cents œuvres ont été choisies pour traduire l’extraordinaire puissance inventive des artistes à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Outil premier au service de leurs  méditations, leurs inspirations et leurs expérimentations, la main de ces maîtres de la ligne  dépasse ici le réel et en crée un autre, visible par l’œil de l’esprit selon les mots de Max Ernst et le place face au mystère du rêve.

Dominique Vergnon

Leïla Jarbouai (sous la direction de), Les arpenteurs de rêve, dessins du musée d’Orsay, 245 x 300 mm, 210 illustrations, In fine éditions d’art, juin 2022, 256 p.-, 34€

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