Méduse, le regard invincible

Ce livre ne serait-il pas une magnifique invitation à inverser pour une fois les rôles, à soutenir cette vision qui pétrifie celui qui ose se mesurer à elle et la défier ? Depuis deux millénaires, le regard de Minerve détruit à peine a-t-il séduit !
Voici maintenant que la Gorgone aux yeux grands ouverts sur ses victimes est enfin soumise à la vue des autres, apprivoisée ou presque par les lecteurs au fil des pages de ce catalogue et les visiteurs parcourant les salles de cette exposition, récemment ouverte au musée des Beaux-arts de Caen (jusqu’au 17 septembre).
Pour le circonvenir et le vaincre, il faut se munir des bonnes armes, prendre par exemple comme Persée un bouclier qui va réfléchir tel un miroir poli ces yeux fatals et trancher la tête tour à tour somptueuse et hideuse pour échapper à l’aveuglement. Benvenuto Cellini, de 1545 à 1554, soit au terme d’une dizaine d’années de labeur, signe la victoire avec sa puissante statue de bronze qu’il a exécutée à la cire perdue et qui se trouve à Florence, au musée du Bargello. À la même époque, Paris Bordone, de l’école vénitienne et influencé par Titien, peint dans un somptueux tableau où l’on voit Persée armé par Mercure et Minerve le moment d’avant la fatidique rencontre.

Mais la Minerve des Métamorphoses d’Ovide est résiliente, elle défie le temps, déjoue les oracles, revit sous de multiples visages au cours des siècles, revient hanter les esprits pour les alarmer autant que les mystifier. C’est son destin de créature maléfique reliée à la mort et de déesse bénéfique attachée à la vie.
Depuis les épopées homériques et les mythes fondateurs au VIIIème siècle av.J.C., jusqu’aux impressions digitales les plus récentes, si Méduse est pour les écrivains l’héroïne de bien des textes, elle constitue pour les artistes la figure la plus invincible de l’histoire des arts. Rarement un personnage hérité de la mythologique grecque n’a reçu de tels hommages.
Des trois Gorgones, bien qu’elle soit la seule à être mortelle, elle a la capacité rare de pouvoir prendre tous les aspects et se prêter à toutes les relectures possibles. Emblème du mal au Moyen-Age, elle devient à la période baroque ce monstre dont les serpents ondoyants couronnant la chevelure menacent ceux qui tentent de l’affronter, comme l’ont magnifiquement représenté Caravage, Rubens ou Artus Quellinus.

Avec les préraphaélites, les symbolistes puis l’Art nouveau, les craintes anciennes se changent presque en révérences qui transforment le mythe et l’orientent selon de nouvelles optiques. Minerve se mue en beauté rêveuse, son angoissante présence se double d’une image plus sensuelle que démoniaque. Edward Burne-Jones pare sa malignité de féminité. Au tournant du siècle, Méduse pour un peu serait une sainte patronne. En la plaçant sous l’égide de la déesse grecque de la sagesse et de la stratégie guerrière, Gustav Klimt la transforme en génie tutélaire et la décore d’un étincelant pectoral d’or dans son huile Pallas Athéna (1898).
Certains artistes privilégient les yeux, d’autres les cheveux, d’autres encore insistent sur l’horreur et le vice. D’un côté rigidité, lividité, lèvres bleuies, de l’autre fixité et témérité. Tour à tour, effrayante et effrayée, victime et bourreau, Méduse est ici la métaphore totale de l’art.
Une si extraordinaire capacité de sidération ne s’abolit pas facilement d’autant plus qu’elle offre un large éventail d’interprétation aux peintres et aux sculpteurs jusqu’aux cinéastes, chacun s’emparant de la terrifiante figure, l’humanisant tout en lui gardant ses pouvoirs  d’épouvante. De Rodin, Böcklin, Franz von Stuck, Bourdelle à Giacometti, Andrzej Zulawski et Damien Hirst, ils conçoivent à la fois de terribles et d’étonnantes œuvres qui entretiennent la fascination de cette tête féminine létale pour l’homme. Méduse ne s’avoue jamais vaincue. Elle est l’héroïne des identités oubliées ou méprisées, elle tient de nos jours sa revanche. Avec sa magistrale sculpture, Luciano Garbati renverse les rôles et la fixe dans un avatar final mais peut-être pas ultime. Sa toute humaine Méduse tient par la chevelure dans sa main droite la tête de Persée.    

Dominique Vergnon

Emmanuelle Delapierre, Alexis Merle du Bourg, Sous le regard de Méduse, de la Grèce antique aux arts numériques, 240x280 mm, 193 illustrations, in Fine Editions d’art, mai 2023, 344 p.-, 39€

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