Le jeu de la vie entre la feuille et le vent

« La littérature, comme toute autre forme d’art, est l’aveu que la vie ne suffit pas » écrivait Pessoa (1888-1935). Toute l’œuvre d’Eric Faye, dédiée aux passagers clandestins de l’existence, est l’illustration de cet aveu : être ou ne pas être ?

 

 

Tout avait commencé par un entrefilet à la rubrique des faits divers : une jeune femme disparaît sans laisser à traces à Paris dans la grisaille de l’automne 1996, après avoir tout laissé derrière elle, y compris sa carte bancaire et ses vêtements – tout au plus portait-elle un tee-shirt pour s’évaporer dans le fond de l’air … Saisi par l’énigme de cette mystérieuse volatilisation entre fugue et « fait divers », un jeune écrivain s’en  inspire pour écrire Les lumières fossiles (José Corti, 2000), une longue nouvelle, avant de remettre en scène, dans ses romans Les Cendres de mon avenir (Stock, 2001) et La Durée d’une vie sans toi (Stock, 2003), ce « geste insurrectionnel » de celle qu’il baptisa Solange Brillat.

 

Quand l’abîme nous dévisage…

 

De livre en livre, Eric Faye (Grand Prix du roman de l’Académie française 2010 pour Nagasaki ) se penche sur cette interrogation : que faire de sa vie pour ne pas la perdre ? Disparaître, mourir à une société qui asservit l’être à l’avoir et au paraître dans un implacable carnaval des apparences? Dans les interstices du Système et dans son nouveau livre, il tente de saisir la part de vérité d’un autre brin d’existence hors jeu – d’une vie de peu se rêvant d’être tout avec le si peu qu’elle a… Sa nouvelle clandestine en apesanteur s’appelle Sandrine Broussard et, comme presque toutes ses héroïnes, elle a un pied dans l’abîme - ou l’absence à ce monde... En ces incertaines années quatre-vingt-dix de leur jeunesse, elle gravitait comme un « astre de faible brillance » bien loin de l’orbite d’une Bonny Parker mais enfin l’idée est là sans effusion de sang si possible...

Elle déborde d’envies, Sandrine, qui a mal à sa mère – dont celle de mener grand train : comment y arriver si ce n’est en devenant une « tombeuse de magnats ou d’armateurs » particulièrement affûtée ? Car enfin, « il leur fallait des riches sinon comment profiter de la vie sans avoir à travailler pour presque rien ? »… Alors, elle croit « prendre une voie rapide » vers la vie en première classe, en louant par exemple à des quidams des villas qui n’existent pas ou autre arnaques court-termistes – il en faut, de l’imagination, dans une goutte d’existence qui aspire à l’immensité océanique… Et puis après, il lui faut tenter de vivre sous l’identité d’une autre (Caroline Tremblay donc) parce que la police et la justice, quand elles se mettent en branle, ne tournent pas la page comme dans un roman – il faut attendre la prescription en se faisant oublier, en ne voyageant plus qu’à l’intérieur de soi : « Elle regardait le monde aller. Elle observait les caissières assises, les yeux tout le temps baissés sur les touches des chiffres, avec, sur les lèvres un rouge criard qui rehaussait leur pâleur. Et elle se disait : ces vies-là existent donc. Pourquoi ces filles acceptent-elles leur sort avec tant de soumission ? Elle aurait aimé que l’une d’elles se lève pour l’embrasser, lui confirme qu’elle n’en pouvait plus et lui dise, avec ses mots à elle, toi tu bouges, au moins. Tu es dans le vrai de la vie. »…Mais qu’est-ce que « le vrai de la vie » sans accès à cette énergie fondamentale qu’ouvrent certains livres, certaines rencontres – pour peu que l’on puisse y consentir ?

Il lui arrive même d’avoir des lectures, à Sandrine : « Elle s’en voulait d’être fascinée par l’horreur tapie au sein des hommes. Lorsque vous regardez longuement un abîme, c’est l’abîme qui finit par vous regarder »…

 

Vivre en infraction…

 

Vivre ne serait-ce pas déjà être en infraction à une règle ou l’autre ? Ne rien enfreindre ne serait-ce pas se complaire dans la non-vie ? Echouée dans un bar belge comme « hôtesse », Sandrine rencontre Albert, un homme qui « voit loin en elle » - et le ruine délicieusement avant de s’offrir une tranche bien grasse de « normalité » en apesanteur ou en infraction, au choix… What else ? Le roman est trop bref, l’écriture trop belle et on en redemanderait, de cette respiration d’irréalité ou de ces fulgurances d’un abîme à l’autre…

L’existence serait-elle juste confrontation avec le vide devant un miroir ? Depuis le début de son aventure singulière, chaque brin d’être lutte contre la tentation de n’être rien – et se retrouve en lutte contre cette part de lui-même qui n’aspire qu’à déserter ce pesant carnaval des apparences et des duplicités, quelles que soient les miséricordieuses cécités qui lui seraient accordées… Comment en sortir ?

Ne serait-il possible de vivre qu’en état d’ivresse ou de résignation, à attendre l’imprévu - ou à frapper là où il n’y a personne, convoquer des présences qui mèneraient à rencontrer autant d’absences ? Chaque livre d’Eric Faye est un nouveau et captivant rendez-vous avec ce vertige métaphysique qui saisit ces pauvres ombres d’humanité au bord d’un effacement plus ou moins consenti  - lequel serait le seul acte de résistance possible  (si inaudible…) face à une époque qui les tolère tout juste à sa marge.

Dans chacun de ses livres, composé comme une fugue, l’auteur de L’Homme sans empreintes (Stock, 2008) élargit cette embrasure dans un réel qui se défait sous la tenace requête d’êtres ne voulant pas se laisser réduire à leurs données - et son écriture fluide accompagne la dérive de ce qui en eux s’épuise de si bonne heure vers la poussière – ou vers le coup de balai ultime rassemblant ces éclats d’êtres brisés contre leurs petits secrets ou leurs petites machinations… Les mains de l’homme sont toujours vides, paumes grandes ouvertes à l’instant du jugement dernier – comme un livre, tombé de la stupeur, qui nous aurait rendu possibles…

 

Eric Faye, Il faut tenter de vivre, Stock, 176 p., 17 €.

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