"Les Aphorismes de Zürau", réflexions de Kafka sous l'emprise de la tuberculose

Réflexions tuberculeuses

A l’instar de la plupart de ses écrits, Franz Kafka ne voulait pas voir ces aphorismes publiés et l’avait fait expressément savoir à Max Brod, son facétieux ami qui considéra que si Franz lui avait confié ces manuscrits c’était bien parce qu’il savait que, lui, n’irait pas s’amuser à en brûler les lignes et s’empressa donc de les faire publier. 

Ces lignes, Franz Kafka les écrit chez sa sœur, à Zürau, où il passe huit mois – de septembre 1917 à avril 1918 –  alors que la tuberculose s’est déclarée. Curieusement, il semblerait qu’il se soit rarement senti aussi bien que dans ce village, seul endroit où il serait arrivé à fuir le bureau, la famille, les femmes… tant d’éléments perturbateurs qui le traquaient dans sa vie pragoise. C’est que, isolé dans la campagne tchèque et protégé par la barrière d’une maladie qui ne se fait pas encore visible, Franz Kafka a tout loisir de contempler la nature, de s’immerger dans Kierkegaard, et de plonger dans une introspection favorisée par la dégradation de sa santé. Si Max Brod estime que c’est, pour son ami, une manière de « se soustraire au monde dans la pureté », Kafka considère qu’il fait partie, à Zürau, d’un tableau qualifié d’« image condensée de la vie et de la mort ». 

Haïkus tchèques

Au-delà de ce contexte particulier, il faut aussi avoir en tête la manière avec laquelle Kafka a rédigé ces aphorismes et sur laquelle Calasso se penche avec intérêt. Il n’y a pas eu, cette fois, de cahier d’écolier noirci jusque dans les plus improbables recoins. A Zürau, Kafka découpe des petits feuillets et y inscrit à chaque fois un seul paragraphe, une unique phrase, une interrogation isolée…  

Des réflexions sur l’humanité de manière générale : « Le moment décisif de l’évolution de l’humanité est toujours l’instant présent. C’est pourquoi les mouvements intellectuels révolutionnaires sont en droit de table rase de ce qui les précède, car rien n’a jamais été. »,  « Croire au progrès, cela ne signifie pas croire qu’un progrès a déjà lieu. Sinon ce ne serait pas une croyance. », « Mesure-toi à l’humanité. Elle rend sceptique le sceptique, croyant le coryant. »…

Des pensées sur la destinée individuelle : « Comment peut on trouver plaisir au monde à moins que ce ne soit une fuite ? »,  « Tu t’es harnaché de manière ridicule pour ce monde. », « Comprendre cette chance : le sol qui te porte ne peut pas être plus grand que les deux pieds qui s’y posent. »…

Et des phrases qui résonnent, mystérieuses telles des haïkus bohémiens : « Comme un chemin en automne : à peine l’a-t-on balayé qu’il se couvre à nouveau de feuilles mortes. »…

Pour conserver l’âme de ce cheminement et ne pas livrer au lecteur une liste indigeste de sentences sans aucun lien formel entre elles, l’éditeur a eu la bonne idée de les présenter de la même manière : une par page. Comparé aux nouvelles et romans célèbres de Kafka, cet ouvrage fait figure d’exception, de curiosité. Mine d’or pour les spécialistes, Les Aphorismes de Zürau composent aussi un ensemble d’une richesse inouïe pour le lecteur à la recherche d’un de ces livres de chevets qu’on consulte de temps à autres, pour méditer, pour philosopher, voire pour s’apaiser. Car si ces aphorismes ne sont que les pensées personnelles de Kafka, certains viennent comme de salutaires conseils. « L’esprit n’est pas libre tant qu’il n’a pas lâché prise. »


Matthieu Buge


Franz Kafka, Les Aphorismes de Zürau, édition de Roberto Calasso, traduit de l’allemand par Hélène Thiérard, Gallimard, « Arcades », 143 pages, 10 € 


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