Les "Fables" de La Fontaine revisitées par Jean Jacques Granville

La société animalière de Granville

 

Rien ne se prête mieux, semble-t-il, à l’imagination des illustrateurs que les fables de La Fontaine. Ces textes aussi courts que denses offrent des prolongements sans fin à la vivacité de leur esprit et à la finesse de leurs traits. Le dialogue s’établit aisément entre eux, comme si à la lecture des mots, les idées de volumes et de couleurs se levaient comme des alouettes au vent frais du matin. Au bout de leurs crayons et de leurs pinceaux, les animaux deviennent des personnages de la comédie humaine et nous renvoient à notre bestialité, si l’on veut bien garder ce mot dans son sens premier. Combien de dessinateurs ont donné libre cours à leur verve en allant puiser aux sources intarissables des récits de notre grand écrivain ! On associe beaucoup d’entre elles aux contours ronds, joyeux et désaltérants de Benjamin Rabier. Voici que, prenant un autre chemin, nous buvons un bonheur visuel aux transcriptions de Jean-Jacques Granville (1803-1847) qui, se saisissant des épigrammes du conteur, en offre à son tour une version non moins merveilleuse. Initié au dessin tout jeune encore par son père, poursuivant sa formation de multiples manières, fasciné par la lithographie et la physiognomonie, alors en vogue, Granville s’impose parmi les grands caricaturistes par l’acuité de son regard et l’intuition de sa main. Il compose ainsi un univers à la fois fantastique et romantique, pour ainsi dire surréaliste comme on l’a souvent dit, où l’homme et l’animal sont progressivement rapprochés, unis et noués en d’incroyables métamorphoses qui mettent l’étrange au niveau du quotidien et rangent le monstrueux du côté de l’ordinaire.

 

Granville a le don de « défigurer avec malice ces physionomies que l’adulte met tout son art à figurer ». Déjà marquée par les deuils, la brève existence de Granville s’épuise dans un labeur inlassable, s’obsède de la perfection graphique qu’il veut obtenir, s’irrite devant les failles de la gravure. Sa mort sera un couronnement tragique alors que la célébrité lui tresse des lauriers. « C’est alors qu’il me restait à subir la plus cruelle - horrible - des tortures…à passer sous l’outil impitoyable du graveur…combien de fois le sang me monta au visage à la vue de tant d’atroces cruautés, de tant de mutilations, opérées par ce que ces messieurs appelaient tranquillement du métier ! ». Son œuvre est considérable et la liste des ouvrages qu’il a illustrés est sans fin. On peut citer notamment Don Quichotte, Les Voyages de Gulliver, Robinson Crusoé. Il collabore aux périodiques et aux revues qui ont à l’époque une audience étendue et un pouvoir politique immense, comme Le Charivari dont la tournure satirique convient bien à son esprit.


Les 35 fables qui sont présentées dans ce livre montrent l’étonnante capacité de Granville à interpréter et transposer les comportements humains que La Fontaine analyse en mettant en situation des animaux qui pensent, agissent et réagissent comme les hommes en leur donnant des leçons de la sagesse qu’ils ont oubliée. Les premiers sont les miroirs des seconds, l’animalité  renvoie à l’humanité dans un subtil jeu de rôles où le travestissement n’a jamais été aussi révélateur de la fausseté ou de la stupidité qui se déguisent en vérité et en intelligence. Le talent de Granville est d’opérer cette mutation avec douceur et délicatesse en utilisant quelques leviers particulièrement puissants et ravageurs. Son art lui permet de décrire une société qui inverse les codes habituels. Il faut pour bénéficier de toute la profondeur de leurs impacts parcourir lentement la planche, la scruter, aller de détails en détails, chercher pour ainsi dire le petit élément dont la portée est le grand révélateur à même de donner soudain les clés de toute l´histoire. Ainsi, quand la cigogne, chaussant ses binocles de Diafoirus, mais en bonne fille qu’elle veut être vis-à-vis du loup qui a un os « bien avant au gosier », engouffre son long appendice pointu dans la gorge du malheureux carnassier, on note qu’elle a déposé sur l’herbe sa trousse médicale.

 

De même, face au lion majestueux et sa cour « de gens querelleurs » qui vont juger et condamner le pauvre âne qui a osé « manger l’herbe d’autrui », le renard flatteur et servile balance un encensoir. Ou encore, lors de ce jugement que va rendre Raminagrobis, gros chat « vivant comme un dévot ermite », assis dans un haut fauteuil de monarque, c’est la souris qui est en cage et l’oiseau qui la regarde de l’extérieur. Quant au corbeau, si fier de montrer sa « belle voix », piégé par l’astucieux goupil qui attend que le fromage lui tombe dans la bouche, il porte une croix qui pend à son ruban rouge, comme un honneur rendu à la vanité, l’orgueil, la frivolité, les craintes, les jalousies qui sont les moteurs cachés de nos comportements extérieurs. Tant d’indices semés ici et là par la sagacité de l’illustrateur, tant de signes déposés par sa perspicacité répondent à tant de sagacité et tant de clairvoyance consignées par l’auteur des fables. Le plaisir que l’on ressent à lire ces morceaux si connus se double de celui que l’on a à les relire en les confrontant aux illustrations. Les images donnent des visages aux acteurs de ce théâtre que La Fontaine a conçu et que Granville habille de tons lumineux, d’expressions choisies dans le répertoire quotidien, de poses avantageuses que la souris, la fourmi et la brebis dégonflent grâce à leur simplicité, leur honnêteté, leur humilité !

 

Moins connues que d’autres peut-être, certaines fables sembleront encore plus savoureuses éclairées par l’imagination de Granville. Depuis 2008, les éditions Langlaude publient régulièrement de beaux petits livres pour enfants qui font aussi la joie de leurs parents, ravivent les souvenirs de ceux-ci et construisent les rêves de ceux-là. Passionné de livres d’art, amateur d’inédits, chercheur de découvertes, Jean Luc Langlaude continue sur la voie qu’il a tracée avec succès depuis maintenant un quart de siècle. Les contes du Lapin, Le Chat-Botté, Chansons de France, Les Trois Ours, Le loup et les sept chevreaux, voilà quelques titres pris au hasard dans la collection qu’il dirige. Son but : faire revivre les chefs d’œuvre de la littérature enfantine du passé. Il faut lui en savoir gré, car sans ces reprises, une page de notre mémoire collective disparaîtrait. Un nouveau titre qui doit orner les étagères des familles.


Dominique Vergnon


Jean Jacques Granville, Fables de La FontaineEditions Langlaude, "Cadet Rousselle", 35 illustrations, juin 2012, 72 pages, 12,00 euros

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