Carlos Liscano, prisonnier politique

A l'occasion de la parution des Souvenirs d'une guerre récente, rencontre avec Carlos Liscano, grand écrivain uruguyien qui a souffert de l'oppression militaire et qui fait de sa littérature, douce mais sévère, un témoin profond des traces d'humanité.



—. Votre prologue est consacré à votre rapport avec l’écriture. N’avez-vous jamais songé à accorder à cette question un peu plus qu’un prologue ?

Carlos Liscano. Effectivement, j’ai souvent réfléchi à cette relation entre écrivain et écriture. Mais l’ennui, c’est que ces réflexions débouchent toujours sur des textes brefs. Peut-être parce qu’un livre proprement dit sur la question aurait des allures de manuel pour apprentis écrivains. En février 2008, Belfond va publier un de mes ouvrages — Vie de l’autre — dans lequel j’ai malgré tout essayé de traiter le sujet de manière un peu plus développée.

— Votre roman s’inspire du Désert des Tartares de Dino Buzzati, mais l’attente chez vous est celle du simple soldat et non celle du gradé.  Celui-ci sait ce qu’il attend ; le simple soldat ne sait pas, et du coup, votre texte baigne dans une absurdité toute kafkaïenne…

Carlos Liscano. La situation de mon personnage est à maints égards différente de celle du personnage de Buzzati, mais dans les deux cas il s’agit d’une attente vécue par un militaire. L’absurde en littérature est toujours associé à Kafka, mais je ne prends jamais Kafka comme référence. Je ne le cite même pas. Pourquoi ? Parce que j’éprouve un sentiment de crainte face à sa grandeur. Son œuvre est, à mon avis, au-dessus — et parfois même en dehors — de la littérature. Quand je lis Kafka, j’ai la sensation qu’il y a quelque chose qu’il a voulu nous dire et qui nous échappe. Parfois, je me dis que ce qu’il écrit est plus proche de la religion que de la littérature.

— Votre style amène le lecteur à penser que le personnage principal n’est pas tant celui qui se souvient que la substance même de ses souvenirs — en un mot, l’absurdité…

Carlos Liscano. Je crois que l’histoire que je racontais a imposé la manière même dont je l’ai traitée. Quand le personnage « écrit », il écrit parce qu’il est revenu volontairement à la vie militaire. Il s’est persuadé que sa vie est dans le collectif, dans le renoncement au monde. Il ne veut pas tant faire connaître le chemin qu’il a suivi que les événements qu’il a dû vivre. C’est pourquoi il s’abstient de parler de lui-même. Les faits racontés ne sont que des anecdotes dont la fonction est de développer la réflexion.

 — Il y a chez votre personnage une acceptation de sa condition qui n’existait pas chez Buzzati. On pourrait même penser qu’il est plus heureux à la fin qu’au début, sa résignation face à l’absurdité amenant une forme de joie.

Carlos Liscano. Il n’est pas heureux, mais il a trouvé sa place dans le monde. Il est en harmonie avec lui-même et avec ce qui l’entoure. Je crois que la joie est nécessaire pour vivre, mais elle ne saurait être que circonstancielle. Ce qu’on cherche, c’est cette harmonie que mon soldat finit par trouver. L’absurdité naît du fait que personne ne peut admettre que l’harmonie, celle que nous cherchons tous, puisse se trouver dans la vie militaire. Mais le moine cloîtré trouve bien de l’harmonie dans son renoncement ! Une grande partie de la plus belle poésie mystique occidentale a été écrite dans des monastères et dans des couvents.

— Dans votre précédent roman, Le fourgons des fous, vous parliez de la tyrannie militaire. Dans celui-ci aussi, d’une autre manière. Y a-t-il là derrière une expérience personnelle qui vous hante ?

Carlos Liscano. J’ai passé treize ans dans une prison militaire. Si la bureaucratie militaire est absurde, la bureaucratie d’une prison militaire l’est plus encore. Mais je n’envisage jamais ces « événements » en tant qu’événements. Ils appartiennent, ils appartiennent très largement à ma vie. C’est en prison que je suis devenu un homme adulte, que je me suis fait mes meilleurs amis, que j’ai appris beaucoup de choses sur l’être humain. Bonne ou mauvaise, c’est une partie ma vie. On ne saurait vivre sans penser à la vie elle-même.


Propos recueillis par Loïc Di Stefano, traduction des questions par Julie Galante et des réponses par Esther Munoz

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