INTERVIEW (1/2) - Michel Polac : « La vie serait d’ailleurs un grand éclat de rire si elle n’était pas devenue si misérable à l’échelle universelle »

Michel Polac est mort le 7 août 2012. Il était né avec la RTF. Mais enfant, il écrivait déjà des pièces de théâtre en cinq actes et lisait  des romans policiers quand le Maréchal Pétain annonçait qu’il signait l’armistice. À l’origine, avec quelques autres, de l’émission du Masque et la Plume, Polac va faire la carrière que l’on ne sait pas toujours. Encensé, boudé, conspué, il a semé à tous vents ses coups de génie et ses volte-face. Pour certains, il n’est que le visage de l’émission télévisuelle Droit de réponse, diffusée de 1981 à 1987. Celui qui a réalisé une douzaine de films et écrit autant de livres en a souffert puis s’est résigné, avec sagesse. Son Journal, publié en 2000, est pourtant digne de celui des plus grands diaristes. Rencontre en février 2006.


Photo © Louis Monier


 

 — Dans votre Journal, on trouve peut lire ce genre de constat : « Je suis décousu… mes pensées se suivent sans s’enchaîner comme des sensations je ne sais pas compter, raisonner, relier. » Plus loin encore, vous écrivez : « Je suis né confus et je mourrai dans la même confusion. » Michel Polac, qui êtes-vous ? Où en êtes-vous de cette confusion ?

Avec l’âge, ça s’aggrave, c’est-à-dire qu’à présent, j’assume totalement ma confusion. Auparavant j’essayais de m’en sortir, mais quand on arrive à un certain âge, on finit par se résigner et on approuve le chaos parce que finalement c’est beaucoup plus riche. On est débarrassé de questions tout à fait inutiles. Je suis encore plus confus qu’avant, je ne vois aucune suite dans mes idées, dans ma vie encore… Je me suis résigné avec amusement à cette errance qui aura duré déjà pas mal de temps.

 

— Avec amusement ?

Oui, oui, je crois que c’est l’avantage d’atteindre un certain âge. On se complique énormément la vie en la prenant au sérieux. La vie serait d’ailleurs un grand éclat de rire si elle n’était pas devenue si misérable à l’échelle universelle. Le rire chez moi s’est beaucoup atténué, maintenant c’est plutôt un petit sourire…

 

— Un petit sourire amusé ? En coin ?

Oui, tout de même. Finalement je me suis bien amusé dans la vie parce que comme j’ai erré, j’ai tout le temps fait autre chose ! Comme la routine m’est insupportable, c’est la seule chose que j’ai réussie dans ma vie : changer tout le temps de métier, d’idées et même de femmes, puisque je me suis marié plusieurs fois. Tout ça correspond bien à mon personnage, à ma personnalité du moins, le mot de « personnage » est peut-être un peu exagéré.

 

— Votre filmographie est nourrie, tout autant que votre bibliographie. Et pourtant, dans votre Journal, vous semblez regretter que vos contemporains n’aient pas pris toute la mesure de votre œuvre… tout au moins qu’on vous ait toujours considéré comme « un homme de média ». Vous racontez dans votre Journal comment une de vos lectrices pensait que le Polac écrivain était un homonyme de l’homme de télé…

Écoutez, oui, je le ressens toujours un peu ainsi parce que je crois que c’est une réalité. Je l’avais même prévu. J’ai fait un film qui s‘appelait Le comique-né où un jeune élève de conservatoire rêvait d’être Gérard Philippe. Un jour, son professeur lui dit qu’il est un « comique-né ». Il en convient et le devient, genre Darry Cowl… Il ne sera jamais Gérard Philippe. J’ai écrit cela parce que je sentais qu’en faisant de la radio et de la télé, je m’éloignais de ce que j’aurais voulu être. La critique n’aime pas tellement les gens qui font trente-six choses à la fois : je n’ai pas été accepté par les gens de cinéma, je n’ai pas été accepté par les gens de lettres et finalement pas davantage par les gens de l’audiovisuel parce que…

 

— Vous étiez trop éclectique… ?

Oui, oui je crois. Mais ce type de rejet, c’est aussi très français…

 

— Oui, c’est ce que j’allais dire, c’est très français de catégoriser les gens. Quand on est une actrice de porno, on le reste toute sa vie, on n’a aucune chance de devenir une star…

Oui, oui tout à fait (rires)… Voilà, c’est ça, je suis un acteur de porno. J’en ai d’ailleurs encore souffert récemment quand j’ai vu l’autoportrait réalisé par Alain Cavalier, Le Filmeur, avec sa petite caméra DV. Je suis allé le voir au cinéma parce que je me suis aperçu que c’était exactement ce que j’avais fait moi-même en 96, neuf ans avant lui… Quand la première DV est sortie, j’ai réalisé mon autoportrait, Fragment d’un autoportrait en vieil ours, qui lui ne durait que 52 minutes à cause des nécessités de la télé, mais qui était exactement la même chose que le Cavalier… Malheureusement là, personne n’en a parlé, personne presque ne sait que je l’ai fait, alors que le film de Cavalier était présenté à Cannes, puis est sorti en salle. Je trouve que c’est un exemple très typique.

 

— Vous-même vous prêtez le flanc à ce genre de quiproquos. Dans votre Journal, vous déplorez souvent de ne pas être un écrivain : « Ma vie d’écrivain s’éloigne de moi, je n’y crois plus, je ne suis qu’un journaliste. » ; « Je ne suis pas un écrivain parce que je ne crois pas à la vertu des mots, je les trouve usés et les images aussi. » ou encore « Je me juge comme un petit maître »… Vous êtes sévère envers vous-même… 

Oui, je suis sévère, mais je suis sévère envers les autres comme pour moi-même. Je suis un critique sévère et je pense que nous sommes tous des petits maîtres, même si je n’ai pas du tout honte de ce que j’ai fait puisque j’aime particulièrement mon Journal, qui n’est d’ailleurs qu’un extrait puisque il est énorme. J’ai dit ça à Sollers un jour où il me demandait pourquoi je n’avais jamais voulu reconnaître qu’il était un bon écrivain. Je lui ai répondu que dans cinquante ans il n’existerait plus et moi non plus. Le talent est terriblement relatif, on vit dans une époque de dégringolade où nous sommes tous entraînés.

 

— « Mais quand même, avouons qu’à 51 ans, la limite extrême est atteinte et si rien ne surgit des tréfonds, rien jamais ne surgira. Resteront des fragments épars d’une œuvre qui ressemblent à des ruines et qui ne sont en vérité que des blocs de pierre à peine entamés par le ciseau du sculpteur. Un chantier abandonné, une carrière. » Cinquante ans pourtant c’est le bel âge pour devenir écrivain. Stendhal par exemple écrit Henry Brulard, La Chartreuse… Et puis ce terme de « carrière » est polysémique, après tout !

Quand j’étais jeune je me disais j’avais encore un peu de temps devant moi. Gauguin a commencé à peindre à quarante ans, Miller a commencé à écrire à quarante ans, il a atteint son sommet à soixante, donc je pensais que j’allais bien réussir à arriver à quelque chose. Et puis il se trouve qu’à cinquante ans, j’ai animé une émission de télévision qui a bouffé mon temps et ma vie, c’était Droit de réponse. Il n’était pas question de faire autre chose. Moi, je ne suis pas comme ces gens qui dirigent un journal, écrivent un livre tous les ans, qui font une émission de télé toutes les semaines. Je ne sais pas comment ils fonctionnent, à moins d’avoir des nègres. À soixante ans, quand j’ai été viré de Droit de réponse, je me suis dit que j’allais me mettre à écrire. Je me suis enfermé dans ma petite maison de campagne et j’ai écrit en quelques mois des centaines de pages, mais malheureusement ma santé s’est dégradée et je n’ai physiquement plus eu la force de faire l’œuvre que je voulais faire. Je me suis contenté du Journal parce que c’était dans mes limites. Je ne le regrette pas finalement parce qu’il se trouve que ce journal me représente peut-être mieux que si j’avais fait un roman

 

— Quel diariste auriez-vous voulu être ?

Ah ! J’adore Jules Renard. Il a un côté un petit peu sec, un petit peu mondain presque, mais en même temps il y a une telle tendresse en lui ! Malheureusement, sa veuve a coupé tout ce qui concernait le sexe, l’amour et les femmes… ça, ça me désole.

 

— Vous avez pourtant une écriture, même si vous n’en êtes pas toujours satisfait… Celle du « débraillé » du Journal, sans parler de votre passion pour l’aphorisme. Vous l’écrivez, « développer une idée m’a toujours paru indécent ». Quel lien peut-on établir entre l’écriture du journal et l’aphorisme ?

Je ne sais pas trop définir moi-même ce que je fais… Je n’ai pensé que très rarement à publier mon Journal. C’est Roland Jaccard qui un jour, visionnant le film de mon autoportrait, a vu la pile de cahiers. Il m’a demandé ce que c’était, je lui ai répondu qu’il s’agissait de mon journal. Il était étonné que je ne le publie pas, mais je craignais que cela me gêne dans la continuation de mon projet… La preuve, depuis la publication de mon journal, je ne le tiens plus. Je n’aime pas me relire ça et je craignais que le journal soit bourré de fautes de français et de maladresses parce que c’était un brouillon ! Et pourtant, on ne m’a pas tellement reproché ce côté brouillon : je n’ai pas entendu de critiques du genre « c’est mal écrit ». Donc je me suis dit que ce que je faisais quand j’avais vingt ans était acceptable, bien que je ne réfléchisse pas. À l’époque, je pensais que mes brouillons étaient des  chefs-d’œuvre, je ne pensais pas une seconde à les corriger, j’admirais justement tous ceux qui écrivaient un livre en quarante jours… Stendhal c’était formidable, écrire la Chartreuse de Parme en quarante jours je crois…



— En 40 jours… et cinquante ans tout de même !

(Rires) Oui, c’est vrai, mais je me disais que c’était ça le modèle. Bon ça ne m’a pas tellement réussi puisque j’ai beaucoup de manuscrits qui sont restés en rade et que j’ai corrigés tant de fois que je ne les ai jamais publiés. J’ai écrit beaucoup de choses qui sont restées inédites et c’est tant mieux. Un jour je me suis dit que de ce brouillon qu’était mon Journal, il faudrait bien que de j’en sorte quelque chose. C’est comme ça que j’ai écrit Hors de soi. J’ai repris le Journal, en me disant, tiens, si je peux résumer ces quatre pages en quatre lignes, ça pourrait faire un aphorisme…

 

— Le lien entre votre Journal et votre recueil d’aphorismes, Hors de soi, n’était donc pas saugrenu ?

Ah non, non, c’est bien tiré du Journal, mais il y a vingt ans… J’ai juste rajouté sept ou huit pages au moment où je l’ai publié. Ce qui est comique, c’est qu’aujourd’hui je me dis que je me suis donné beaucoup de mal pour arriver à en faire des aphorismes alors qu’au fond de moi maintenant, j’aime autant lire le Journal.

 

— Quelle a été la réception de votre Journal ? Dans mon souvenir, la critique a surtout retenu les scènes de sexe, notamment celle des petits garçons. C’est assez désolant parce que votre Journal est tout sauf la consignation des expériences d’un érotomane…

Vous me faites plaisir, parce que c’est pour cette raison que je n’ai pas continué mon journal et que je ne publie plus. La critique a été à cette époque vraiment trop nulle et insupportable. Bien sûr qu’il y a du sexe, peut-être davantage que chez d’autres auteurs. Mais peut-être aussi que celui qui a fait la sélection dans la liasse que je lui avais remise s’est laissé entraîner à garder toutes les scènes de sexe. Je pense que dans l’original, les scènes érotiques représentent 10 % alors qu’elles occupent trente pour cent du journal publié. Il y a là quelque chose qui cloche un peu… Mais surtout la critique ne m’a pas pardonné le fait que je sois un homme de télé. Même Pivot, s’il sortait un livre, ne serait lu que sous l’angle de l’homme de télévision. On ne le prendrait pas au sérieux, comme on ne m’a pas pris au sérieux. Quand même, il y a des pages qu’on pourrait dire philosophiques ou psychologiques…

 

— Il y a de grandes pages de critiques également…

Oui, effectivement… Alors, n’avoir retenu que le sexe, c’est à l’image de notre époque, complètement obsédée. Quant à l’incident autour de ces lignes, où j’évoque justement,  sans m’en vanter, une histoire qui aurait pu tourner à la pédophilie, j’ai été agressé littéralement. Ça m’a cassé l’envie de publier.

 

— Autre chose très frappante, votre Journal regorge de nouvelles et d’ébauches de romans à développer. On pourrait presque penser à un manuel à l’usage de jeunes écrivains en manque d’imagination

C’est incroyable ce que vous dites là parce que c’est exactement ce que j’ai eu envie de faire une fois, quand je me suis dit que j’allais écrire un livre intitulé « Idées de romans pour les autres ».

 

« Ce journal est plus proche de ma vie que de mon œuvre », ce que Dauzat a voulu créer en effectuant son travail d’« écornifleur », terme cher à Jules Renard d’ailleurs : « Dans ce journal intime seul m’a intéressé pour la publication ce qui était véritablement intime, c’est-à-dire par nature réservé à l’écrivain qui se regarde dans le miroir du papier… ce que la plume laisse passer quand l’usure donne la parole à la main plutôt qu’à la cervelle. » C’est peut-être pour ça que vous avez réussi ce coup d’éclat dont vous êtes fier, parce que votre journal est lié à ce que vous avez de plus profond. Au moment où on ne parle que d’autofiction, quelle place occupe votre livre dans ce genre ?

Ce journal n’est pas autofictionnel parce que je n’ai pas cherché à transposer quoi que ce soit. Ce qui me gêne dans l’autofiction, c’est qu’elle est à cheval entre l’autobiographie et le romanesque et ça, je le fuis. Finalement, s’il y a une ambition chez moi, c’est justement d’éviter la littérature. Je suis critique et je lis des dizaines de livres : je suis effaré par le bavardage des littérateurs parce qu’ils veulent faire de la littérature. Qu’ils soient brefs, qu’ils donnent les faits, ça me suffit. De temps en temps, je lis un livre où il n’y a que des faits, que de l’action, fut-elle psychologique. Mais je fuis les commentaires verbeux, le goût des mots. Je n’aime plus les mots moi, je n’ai jamais aimé les mots. Je me suis toujours méfié des mots.


Propos recueillis par Eli Flory en février 2006

À LIRE : La seconde partie de cet entretien.


Michel Polac, Journal, Pages choisies par Pierre Emmanuel Dauziat, 1980-1998, PUF, coll. « Perspectives critiques », janvier 2000, 576 pages.



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