INTERVIEW (2/2) - Michel Polac : « La vie serait d’ailleurs un grand éclat de rire si elle n’était pas devenue si misérable à l’échelle universelle »

Michel Polac est mort le 7 août 2012. Suite de l'entretien réalisé par Ely Flory en février 2006.


— Vous préférez les livres plus behaviouristes, à la Camus, à la Faulkner…

Oui, la littérature américaine évite davantage les mots…  Camus, oui, j’ai toujours aimé Camus, pas tout non plus. D’abord je l’ai connu, c’est lui qui a édité mon premier roman chez Gallimard. J’avais effectivement de nombreuses affinités avec lui. Cela dit, quand il a écrit La Peste, je crois qu’il a fait fausse route. Il a voulu faire de la littérature avec un grand L et je pense que c’est loin d’être son meilleur livre. Faulkner, oui, d’une certaine façon. Mais c’est plutôt les auteurs de nouvelles que j’aime en Amérique. Justement parce que c’est concis au maximum

 

— Pas Bukowski, toutefois, comme vous l’écrivez dans votre Journal…

Par la  suite j’ai lu beaucoup d’autres recueils de cet auteur que j’ai  aimés. Sa poésie notamment. J’ai adoré sa correspondance, justement parce qu’il ne cherche pas à faire des histoires, on est juste dans le quotidien sanglant… sa correspondance est vraiment très belle, enfin à mes yeux.

 

— Vous revenez au début de cet entretien sur le terme de personnage. Pour autant le Polac du Journal est un être de fiction, ce qui doit vous arranger puisque vous dites croire davantage à la fiction qu’à la réalité ?

Oui, ça m’arrange, je crois… J’ai énormément de passion pour Clément Rosset qui est devenu d’ailleurs un ami au bout de trente ans et qui dit : « Il n’y a que le réel ; son double, c’est un phantasme. » Et finalement je m’aperçois qu’il a tout à fait raison, mais que je préfère quand même le phantasme à la réalité, ça c’est sûr.

 

— Pour quelle raison ?

Parce que j’ai eu beaucoup trop d’ambitions pour le monde, pour la vie, pour moi-même. Je pensais que le monde contenait un secret… Je viens justement d’écrire un article à ce sujet, à propos de Voltaire qui croyait en Dieu. Je ne me suis jamais totalement résigné à ce que le monde est, c’est-à-dire à ce chaos. Pendant vingt ans, j’ai rêvé d’un monde qui avait un sens. À partir du moment où le monde n’a pas de sens, je préfère encore les phantasmes.

 

— Quand on lit votre préface, et la postface de Dauzat, on sent entre vous deux une forte cohérence dans le projet. Dauzat le dit d’ailleurs : « La seule excuse aura été le consentement mutuel. » Tous les deux vous avez accepté le jeu du journal. Parlez-moi de cette collaboration.

Alors là, vous touchez un point très douloureux parce qu’effectivement, je lui ai fait une confiance tout à fait absolue, que je ne lui ai pas retirée. Mais j’ai seulement dit dans un article que j’étais malade et que je n’aurais peut-être pas accepté qu’on publie ce journal comme ça si j’avais été en meilleure santé. Il l’a pris très mal parce qu’il a eu l’impression d’avoir escroqué mon accord, ce qui n’était pas du tout dans mon idée. On s’est brouillé alors qu’il était en train de commencer la sélection dans mon journal d’adolescence, dans la première partie, qui couvre la période 14/ 50 ans. On a interrompu le travail. Il y a un manuscrit qui est là, mais pour lequel il n’y a plus son accord ni le mien, ce qui fait que l’éditeur a renoncé. Il y a trois cents pages qui sont tapées et qui resteront ainsi. Je n’ai plus la connivence que j’avais avec lui et j’ai la flemme moi de refaire le travail. Cette histoire fait partie de mes déceptions… J’ai parfois le sentiment d’être allé de déception en déception, depuis vingt ans.

 

— Dans quel domaine ?

Dans le travail, dans ma vie privée peut-être un peu aussi, encore que maintenant j’ai une vie très équilibrée. Déception dans mes faiblesses physiques puisque la maladie est quelque chose qu’on n’imagine pas tant qu’on n’y est pas arrivé. J’ai toujours eu une enfance maladive, j’ai eu une adolescence maladive, j’ai fait six mois de sanatorium. J’ai souvent connu des problèmes de santé, mais dès que la santé revenait, c’était la pleine forme et je retrouvais même une énergie encore plus forte pour lutter contre la maladie. J’ai lutté le plus longtemps possible, je crois, et puis la soixantaine passée, ça s’est écroulé quand même. C’est une énorme déception, j’aurais préféré une vie écourtée, mais intense, alors que celle-là elle se prolonge dans un milieu pas juste.

 

— Vous dites ne pas aimer le Journal des Goncourt, lorsqu’il verse dans les ragots mondains… Vous-même pourtant n’êtes pas tendre avec vos contemporains. Dans votre Journal, vous n’épargnez ni Bastide, ni  Pivot, ni PPDA et d’autres encore…

Tiens, je pensais que je n’avais jamais rien dit au sujet de Pivot…

 

— Si, si, vous le traitez de « Vampire de la TV » !

Ah oui, carrément ?? Mais c’est terrible ça… je ne m’en souviens pas. Ce sont des choses qui jaillissent spontanément, que j’oublie après. Il a quand même été beau joueur parce qu’il m’a invité à son émission très aimablement. Avec le recul, je trouve que j’ai été injuste avec lui parce que, quand on voit tous ceux qui l’ont remplacé, on est catastrophé. Il y avait chez lui une honnêteté et une hauteur qui étaient appréciables, même si nous n’avions pas du tout les mêmes goûts. C’est un homme qui ne manifeste absolument aucun intérêt pour la politique tandis que moi, j’ai du mal à regarder la vie sans sa part politique. Je suis un peu enchaîné à ma formation. Et pourtant,  je n’ai jamais fait de politique active. Je crois que c’est aussi une question de génération. J’appartiens à la génération de la guerre, avec tout ce que ça comporte, et Pivot c’est l’après-guerre et l’insouciance. L’insouciance, j’ai du mal à l’admettre chez les autres.

 

— Dans milieu littéraire actuel, entretenez-vous des rapports de connivence avec certains journalistes et critiques ?

Malheureusement non ! C’est là une de mes déceptions. Je ne supporte plus les journaux, je ne les lis plus d’ailleurs. Je ne connaissais même pas l’existence de votre revue. Je ne peux pas dire que j’en sois emballé. Quand je vois des pages sur Nabe ou sur Dantec, ça me hérisse le poil effroyablement. Cette sorte de dandysme réac m’énerve. Je ne lis plus la presse littéraire, ce qui est gênant parfois parce que je ne sais pas même qu’un livre qui pourrait m’intéresser est sorti… Je ne lis même plus les pages littéraires du Monde et de Libé parce que ça m’exaspère.

 

— Qu’est-ce qui vous exaspère dans ce type de critique ?

Ces journalistes qui écrivent pour se mettre en avant… Leur critique est toujours un peu vue par le petit bout de la lorgnette et ça ne me donne pas envie de lire. Quand je lis les critiques, je me dis que c’est tout à fait ennuyeux. Je ne parle même pas de Madame Savigneau pour laquelle j’ai une détestation totale, qui a été, à mon avis, une calamité pour les pages littéraires du Monde. Ma dernière joie ? Le bulletin des éditions de Minuit qui reproduit l’interview de Clément Rosset, réalisé par Raphaël Enthoven. C’est une interview magnifique, extraordinairement bien écrite qui va droit là où il faut aller. Si la critique c’était ça, alors là oui, elle serait utile !



 



— Il faut bien reconnaître que vos contemporains n’ont pas été très tendres non plus avec vous… Dernièrement, vous avez été évincé de l’émission Charivari, diffusée sur France-Inter, alors que vos critiques étaient très prescriptrices. Que s’est-il passé ?

Je crois qu’au départ, c’est une question d’affinités… Quand Frédéric Bonnaud a été nommé,

je n’ai pas éprouvé de sympathie profonde pour lui. Jusque-là, Jean-Luc Hesse, et avant lui Brigitte Vincent, avaient accepté que j’intervienne le jour où je venais, c’est-à-dire que je me mêlais à la conversation. Comme Frédéric Bonnaud fait partie de ces jeunes gens aux dents longues qui veulent être aimables avec tout le monde, mes petites pointes lui fichaient la frousse. À la fin, il en était à me serrer le bras compulsivement pour m’empêcher de dire ce que j’étais en train de dire. Un jour, même si c’est anecdotique, il avait essayé de m’empêcher de dire du mal d’un petit truc, signé du marquis de Sade, que Sollers avait édité : il s’agissait d’une lettre autographe à un notaire, qui n’avait aucun intérêt. Il y avait un texte du collectionneur en question, qui ne présentait guère plus d’intérêt. J’ai dit ce que je pensais sur ce livre bien que Bonnaud prétende que je n’avais plus le temps de faire ma chronique. Après cela, j’ai appelé Jean-Luc Hesse en lui disant que j’allais jeter l’éponge. J’ai continué un an tout de même, avec une chronique enregistrée et moi absent du plateau, ce qui évitait les engueulades. Un jour Bonnaud s’est vengé : il m’a laissé un message sur mon répondeur en disant qu’il me remplaçait, un point c’était tout. Entre-temps, Jean-Luc Hesse avait été viré, et c’est lui qui me protégeait.

Pour l’anecdote, mais ça c’est beaucoup plus grave, j’ai appris ensuite que ce fameux collectionneur auquel Bonnaud tenait temps, et Sollers aussi, était le bras droit de Lagardère. Je pense que cette histoire en dit long sur les mœurs littéraires. C’est lamentable

 

— Par qui avez-vous été remplacé ?

Par Fabrice Gabriel qui venait des Inrockuptibles, comme Bonnaud. Je l’ai écouté une fois, je ne l’ai pas trouvé bête, mais très ennuyeux, parlant des livres dont on parle partout

 

— Ressentez-vous toujours ce « décalage entre votre notoriété et le sentiment intérieur » que vous en avez, comme c’était le cas il y a trente ans ?

Oui, toujours… Il y a en moi une volonté de puissance qui est de naissance, alors que ma raison me fait haïr le pouvoir ! Quand j’ai commencé à sentir que j’avais du pouvoir, surtout à l’époque de Droit de réponse, j’ai détesté cette image de moi et j’ai haï les gens qui me traitaient comme un homme de pouvoir, avec cette espèce de déférence et même d’humilité. J’avais honte pour eux et je m’en voulais de m’être mis dans une position de puissance. Je suis heureux d’être maintenant impuissant.

 

— Impuissant ? Pourtant vos critiques sont encore entendues et suivies…

À la radio, oui. Mais ce que j’éprouve n’est pas un sentiment de puissance, c’est plutôt de l’ordre de la jubilation. Je peux faire connaître un livre qui, sans moi, n’aurait même pas eu une critique, et parler de livres dont personne d’autre ne parle. Dans ce cas, j’ai plutôt le sentiment d’être efficace. À Charlie-Hebdo, j’ai un petit public, je fais peut-être vendre une centaine de livres, mais ce n’est pas un pouvoir

 

— C’est important pour vous de faire le lien entre un livre et son lecteur ?

Oui, être un pont, c’est une chose que j’ai écrite dans mon journal quand j’avais vingt ans. J’avais des copains qui étaient entrés à la Sorbonne et moi je travaillais. Je refusais de faire des études et je leur disais que mon ambition, c’était d’être un pont. Un clochard était couché sur un banc près du Trocadéro pendant que nous étions debout en train de pérorer. Mon ambition, c’était d’arriver à faire le pont avec un type comme lui et qu’il n’y ait plus de coupure. Ils n’ont pas compris tout ça ! J’ai pourtant toujours gardé cette volonté en moi. J’ai aimé l’audiovisuel parce que c’était un pont entre les intellectuels et le peuple. Je ne me suis jamais rangé d’un côté ou de l’autre, je me suis mis au milieu.

 

— L’idée de la banalité est récurrente dans votre Journal, même si vous confessez aussi vous être « bien amusé » : « J’ai pourtant considérablement progressé dans la connaissance de moi-même, et gagnant en transparence, j’ai gagné en banalité. » Maintenez-vous toujours ce constat ?

Oh oui… oui je crois, j’ai des poussées d’acné de temps en temps, en me disant que, quand même, je ne suis pas n’importe qui, et puis je retombe dans un état que je trouve naturel, qui est de dire que finalement je suis banal et que je suis reproductible à des dizaines de millions d’exemplaires. Du moment qu’on a un peu de culture, qu’on a eu la chance d’appartenir à un milieu privilégié, on peut avoir facilement les connaissances et les qualités dont on s’enorgueillit… Parfois, on pourrait penser que je suis dépressif. C’est une forme de dépression sans doute, mais c’est peut-être un état plus naturel que la « surpression » dans laquelle vivent tant de gens. On ne dit pas d’un fauve qui roupille toute la journée qu’il est en dépression. Alors il y a des moments où je somnole avec moi-même et c’est utile.

 

— J’ai lu votre journal comme le livre d’un bibliophage. Quel rapport entretenez-vous à présent avec la littérature ? N’en êtes-vous pas las, vous qui êtes capable de rêver de

Gombrowicz ?

Dès mon plus jeune âge, j’ai commencé à lire d’une manière excessive et presque maladive. Je me souviens de cette scène, quand Pétain a fait son discours pour demander l’armistice. On s’était réfugié dans un hôtel à Royan. Les gens étaient entassés à l’écouter, la moitié pleurait pendant que moi je lisais un roman policier en n’écoutant même pas ce qu’il se disait. Je trouvais tous ces gens un peu grotesques. Pendant les bombardements de Paris, je lisais encore. Ce qui m’a fait le plus souffrir en pension, c’est qu’on n’avait pas d’endroit où lire, on nous fichait en récréation, dehors, dans les bagarres et le froid, j’en étais malade. Cela dit, il y a aussi une part de moi qui aime la vie active, qui fait que je pouvais partir trois mois faire de la pêche sous-marine dans les îles yougoslaves. J’en avais besoin, j’aimais le soleil… mais même là je lisais !

Je dois dire que s’il n’y avait pas les livres aujourd’hui, je crois que je ne pourrais pas survivre. Comme je ne peux plus mener une vie active, ce qui me manque, je me jette sur les livres comme une drogue. Évidemment, je fais un métier qui m’oblige à lire des tas de choses, quelquefois je n’en peux plus de lire des mauvais livres et je me décourage… Et puis je retombe sur un bon livre comme celui que je viens de commencer, Juan de Mairena de Machado. Je l’avais lu il y a cinquante ans et c’était un livre que j’avais adoré. Je l’avais prêté et on ne me l’avait jamais rendu. J’attendais depuis cinquante ans de le relire : je me suis jeté dessus aujourd’hui avec une joie énorme. Si je perdais tout d’un coup cette envie de lire, je ferais comme les petits vieux de Méditerranée : je me mettrais sur une chaise au soleil et puis je regarderais devant moi. Je pense que je survivrai d’une manière végétative. Non, il n’y a que les livres, je ne vois rien qui les ait remplacés. L’amour peut-être, mais à mon âge, c’est devenu tout à fait différent, c’est une forme de tendresse dont je ne peux pas me passer non plus. Voilà, il y a les livres et la tendresse.


Propos recueillis par Eli Flory en février 2006


Michel Polac, Journal, Pages choisies par Pierre Emmanuel Dauziat, 1980-1998, PUF, coll. « Perspectives critiques », janvier 2000, 576 pages.


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