Bilan de Robbe-Grillet par Jean-Philippe Domecq

Intronisé Immortel d'Académie, Alain Robbe-Grillet atteint enfin à son objectif initial qui suppure depuis son entrée dans les Lettres  : grossir son Moi-Je à la dimension des Statues sur lesquelles il a frappé pour forger sa soi-disant poétique et être canonisé de son vivant pour son œuvre. Son œuvre ? Ces romans qui barbent les plus ouverts et imposent un formalisme froid et vain ? Quand personne n'ose s'en prendre au vieil homme, il faut se tourner vers Jean-Philippe Domecq pour un éclairage vraiment littéraire. Adorateurs de Robbe-Grillet (il en est encore ?) sortez vos mouchoirs !


 

Vous rééditez votre article charge contre Alain Robbe-Grillet, paru voilà 15 ans [1]. Quelle est la nécessité de cette réédition ? Est-ce un « coup » pour coller à son immortalisation ? Quelle part de vous-même et de l'éditeur (Eric Naulleau) y a t-il dans ce choix ?


Jean-Philippe Domecq. La nécessité de republier ce texte ? Parce qu'il faut toujours parier que la discussion culturelle reste possible - ce qui paraît peu assuré, j'en conviens, par ces temps où règne une particulière autocensure. Quoi qu'il en soit ou quoi qu'on en pense, il nous a semblé, avec mon éditeur et ami Eric Naulleau, que ce texte, paru en revue il y a douze ans, pouvait intéresser le lecteur à l'heure où l'on reparle d'Alain Robbe-Grillet qui a brigué l'Académie française après avoir bâti sa réputation sur la lutte pied à pied contre l'académisme littéraire. Peu m'importe, du reste, qu'il ait fait ce choix d'entrer à l'Académie, chacun a la morale qu'il peut ou veut. En revanche, j'ai observé depuis toujours qu'il règne une forte autocensure sur Robbe-Grillet et elle pourrait prochainement se lever : combien de lecteurs, et non des moindres, avouent leur profond ennui à la lecture de ses romans, mais l'avouent « off the record »... D'ailleurs, lorsque j'avais fait paraître ce texte en 1993, personne ou presque n'en avait parlé, de peur de passer pour un béotien qui n'aurait rien compris à la modernité. Sauf un journaliste qui, à France-Culture, avait demandé à Robbe-Grillet, qui parlait calmement de son dernier ouvrage depuis trois quarts d'heure, ce qu'il pensait de mon texte, et là, le débit s'était précipité, bave aux lèvres Robbe-Grillet avait répété que j'avais écrit ce texte pour me faire un nom... Consternant, et sans commentaire. Enfin si, juste un petit : Robbe-Grillet n'a rien trouvé d'autre que ce qui lui occupe l'esprit depuis longtemps : la « carrière ». Comme quoi, quand on ment sur autrui, on dit vrai sur soi.


La théorie littéraire de Robbe-Grillet repose, selon vous, sur une gratuité formelle que ne compense aucune idéologie ni aucune morale. C'est l'ère du vide architectural et non représentatif car les descriptions, vous le montrez, échappent à l'entendement. Si l'on part de la casquette de Charles Bovary comme modèle, que faire de la littérature de Robbe-Grillet ?


Jean-Philippe Domecq. La description est effectivement au coeur de l'esthétique d'Alain Robbe-Grillet. Et, si ce qu'il écrit de la description traditionnelle est fort juste dans « Pour un Nouveau Roman », ce qu'il en tire pour sa création est totalement systématique. En deux mots : puisque la description est trop souvent « humaniste », anthropocentriste (du genre : le village est « blotti » dans la vallée et la montagne est « majestueuse » tandis que la tomate est « attirante »), prenons le contre-pied systématique et décrivons à la façon d'un géomètre. Désolé, mais entre la tomate découpée dans mon assiette et moi, il se passe tout un ensemble de projections, qui vont du goût ou dégoût. Et on peut percevoir la radicale étrangeté de la tomate, sans lui prêter nos sentiments. Résultat : les descriptions dans les romans de Robbe-Grillet sont proprement invisibles. Rien à voir avec la casquette de Charles Bovary, qui symbolise le personnage.


Votre étude est précise et fournie d'exemples pris dans l'oeuvre même, et vous montrez que l'ennui naît de la forme même du texte de Robbe-Grillet. L'intellectualisme ne justifiant pas tout, comment expliquez-vous le succès de Robbe-Grillet si, en effet, le lecteur s'emmerde à le lire ?


Jean-Philippe Domecq. Le succès d'Alain Robbe-Grillet vient légitimement de ce qu'il a posé, dans la grande presse dès la fin des années cinquante, de vraies questions littéraires, en focalisant sur nos modes de description, de narration, sur l'intrigue, sur la conception du personnage, etc. Ces questions, il les a bien posées ; son analyse du roman hérité du XIXe siècle est pertinente. Cela étant, ce qu'il en tire, théoriquement dans ses essais et pratiquement dans ses romans, est tout autre chose. Il a figé la discussion là-dessus, avec une rhétorique qui marche toujours : si vous n'appréciez ma conception nouvelle, c'est que vous en êtes resté aux conceptions anciennes - je n'ose pas dire, par égard pour lui : académiques... Cette dissuasion, toute cérébrale, impressionne et marche fort bien ; elle prévaut encore largement dans l'art contemporain, par exemple. Toujours est-il que Robbe-Grillet a produit une littérature pour universitaires, et cela a marqué deux générations de profs et d'étudiants. La théorie a son effet de terreur en art et en littérature, c'est ce que j'appelle le « Théorisme ».


Robbe-Grillet est entré dans la carrière en se positionnant purement et simplement comme l'antithèse théorique des tenants précédents du genre romanesque. Peut-on fonder sa « poétique » sur le rejet ?


Jean-Philippe Domecq. C'est le point central et le point faible de sa théorie : l'opposition à 180°. Puisque les héritiers de Balzac et de Mauriac décrivent encore de telle façon, décrivons en symétrie inverse par rapport à eux. Au fond, cela rejoint la sottise : passer son temps à dénoncer le cliché, c'est encore se situer par rapport au cliché. C'est là ce qui m'a fait réagir, outre le goût de la liberté d'esprit : j'ai réagi en tant que romancier, constatant pour moi-même que, lorsque j'écris, je ne me mets pas d'épée de Damoclès théorique sur la tête.


Quelles sont les figures littéraires contemporaines qui, selon vous, pâtissent de l'influence de Robbe-Grillet , et pourquoi ? Y a-t-il une « école » d'épigones née de Robbe-Grillet ?


Jean-Philippe Domecq. Je serai plus sobre là-dessus. D'abord parce que j'ai assez ironisé sur la génération qui a suivi, dans mon livre Qui a peur de la littérature ? (éditions Mille et Une Nuits, 2003, dont la première version parut en 1994). Et puis, mes contemporains écrivent comme ils peuvent, comme moi. Mais je mentionnerai la littérature de Jean Echenoz, qui peut sembler sympathique mais qui relève du « blanc mental » : des jeux sur le seconde degré littéraire qui sont vieillis avant de commencer, une ironie pour ceux à qui il en faut peu. Je ne mets pas Christian Gailly dans le même lot, du tout, pour donner un exemple positif.


Des tenants de l' « école » du Nouveau Roman, que l'on sait arbitraire et purement éditorial, d'autres figures ont imposées une charge stylistique forte, Claude Simon notamment. Quelle différence peut-on établir entre ces romanciers ?


Jean-Philippe Domecq. Ce qu'on a appelé « l'Ecole du Nouveau Roman » a effectivement regroupé des auteurs aux démarches sensiblement diverses. Mais ce n'est pas gênant : ce regroupement a donné une force de frappe à cette nouvelle génération d'écrivains français et, si cette stratégie a contribué a les faire connaître, tant mieux. Cela étant, Nathalie Sarraute vient du roman russe et du roman anglais à la Virginia Woolf. Claude Pinget a lui aussi travaillé sur la sous-conversation de façon très intéressante, et vraiment drôle celle-là. Quant à Claude Simon, sa phrase formidablement enroulée, envoûtante, naît dans le sillage de Faulkner, et ses descriptions, au moins aussi méticuleuses que celles de Robbe-Grillet, ont une tout autre dimension. Je le donne d'ailleurs en exemple dans le livre dont nous parlons aujourd'hui.


Dans votre article, vous vous occupez également des soutiens de Robbe-Grillet, dont Barthes qui voit sa statue bien égratignée. Comment expliquez-vous cette erreur de jugement d'un maître de la critique qui s'est laissé prendre, selon vous, au jeu de Robbe-Grillet ?


Jean-Philippe Domecq. Robbe-Grillet a été soutenu par la Nouvelle Critique, qui s'est développée parallèlement à l'émergence du Nouveau Roman. Là encore, développement stimulant : les années soixante ont connu une révolution salutaire dans la compréhension de la littérature. Mais, comme à chaque fois avec les bonnes idées, cela ne va pas sans effets secondaires ; on produit toujours des sottises avec les nouveautés intelligentes. Ainsi, j'explique, dans mon livre, que Roland Barthes disant que Robbe-Grillet décrit enfin « les choses comme elles sont », c'est assez obtus. Comment un penseur de la littérature peut-il supposer qu'il y a quelque part des « choses comme elles sont » ! Les choses sont comme nous les voyons, ce qui n'est pas du tout la même chose ; et nous pouvons les voir de maintes façons, ce qui fonde les différentes optiques littéraires qui, que je sache, sont aussi variées que les choses. Ne soyons donc pas si sûrs du « réel » unique, singulier et terre à terre, comme le sont les petits-bourgeois.


Qu'espérez-vous de cette réédition ? Le climat intellectuel est-il plus propice à la polémique autour de Robbe-Grillet maintenant que lors de la 1re édition.


Jean-Philippe Domecq. Je ne sais pas si le climat est plus propice à la discussion aujourd'hui qu'hier, mais je le parie. Je parie toujours, de toute façon, même quand je me lève chaque matin alors que je pourrais aller tout droit à la fenêtre m'y jeter. Voilà ce qui m'amuse, moi, dans l'existence. Alors, dans le même élan, pourquoi ne pas parier qu'en France les esprits se libéreront un peu et accepteront de discuter de fausse monnaie littéraire... entre autres ?


Propos recueillis par Loïc Di Stefano

Photo © Louis Monier


(1) Alain Robbe-Grillet ?, L'Esprit des Péninsules, février 2005, 108 pages, 9 euros

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.