Interview - Frédérick Tristan : La fiction dans le réel

Frédérick Tristan, auteur de plus de trente livres en soixante ans d’écriture, aime brouiller les pistes. Comme Fernando Pessoa, il a créé des hétéronymes qui écrivent à sa place, dont celui de Danielle Serréra, jeune poétesse suicidée à 17 ans. Goncourt 1983 avec Les Égarés, membre éminent du courant littéraire de la Nouvelle Fiction identifié par Jean-Luc Moreau, il a notamment publié Le Dernier des hommes (1993), L'Énigme du Vatican (1995), Stéphanie Phanistée (1997), ainsi que des romans policiers sous le nom de Mary London. En 2000, il reçoit le Grand Prix de littérature de la Société des Gens de Lettres pour l'ensemble de son œuvre, rééditée par Fayard depuis 1997. Rencontre avec un écrivain rare à l’occasion de la publication de ses mémoires, Réfugié de nulle part.

— Vous avez eu une adolescence difficile. À 16 ans, vous faites une fugue, vous arrivez à Paris, et vous rencontrez le secrétaire d’André Gide. Était-ce prémédité ou le fruit du hasard ?

Gaston Criel avait effectivement été le secrétaire d’André Gide, sur les conseils de Jean Paulhan, pendant cinq ou six mois. Mais lorsque je l’ai rencontré, il ne l’était plus. Je dirigeais alors une petite revue poétique dans laquelle il avait écrit. Lorsque j’ai fait ma fugue, la première idée que j’ai eue fut de monter à Paris et de voir mon ami Criel, que je n’avais jamais rencontré, mais avec lequel j’avais correspondu. Il habitait chez la mère de Jean-Paul Sartre, au dernier étage du 42 rue Bonaparte, dans une mansarde… une humble pièce ; et c’est là qu’il a eu la bonté de m’accueillir.

— C’est à cette époque que vous avez rencontré les surréalistes et d’autres écrivains qui vous ont accompagné dans vos débuts.

Grâce à Gaston, j’ai surtout rencontré des gens comme Gréco, Vian et Luter. C’était l’époque des caves de Saint-Germain-des-Prés et j’aimais cette ambiance un peu folle, même si je crevais de faim. Je n’ai connu André Breton, rue Fontaine, que six ans plus tard. Un jour d’errance, j’étais allé à la Sorbonne afin de voir à quoi cela ressemblait. Là, dans un amphithéâtre, je suis tombé sur un personnage qui parlait de manière étonnante. Il parlait des astres, de la cosmogonie… Et cela m’a d’autant plus intéressé que je n’y comprenais pas grand-chose… J’étais là, assis, un peu béat. À la fin, quand il a terminé, il m’a dit : « Jeune homme, vous êtes bien jeune pour vous intéresser à mes problèmes mathématiques. » Je lui ai répondu : « Je suis poète, monsieur. » C’était Gaston Bachelard ! Avec beaucoup de gentillesse, il m’a confié l’adresse de Corti. Ce fut vraiment à ce moment-là que je suis rentré dans la véritable dimension de la poésie. Danielle Sarréra, mon premier pseudonyme, allait en surgir quelques mois après.

— Sarréra avait un côté rimbaldien…

Le personnage de Danielle et ses poèmes en prose étaient nés de ma révolte intérieure.

— Vous avez fui pour venir à Paris. Diriez-vous que l’écriture est également une fuite ?

Pour moi, certainement pas. Je pense que c’était plutôt une façon de m’amarrer enfin à quelque port. J’avais perdu la mémoire de mon enfance en juin 1940 sur les routes de l’Exode. Je ne savais même pas que la dame qui était à côté de moi était ma mère. Il me fallait m’agripper à une planche de salut qui, je l’espérais, me permettrait de retrouver une identité. Mon radeau fut finalement les bibliothèques – excusez du peu. Je me suis mis à lire, à écrire – enfin, à gribouiller – des poèmes ou des dessins. Pourquoi ? Parce que je croyais que c’était la seule façon pour moi de m’ancrer dans un réel acceptable. Et ma rencontre avec Criel, qui était ma première rencontre vraie, en chair et en os, avec un écrivain, m’a beaucoup soutenu dans cette idée.
Mes parents souhaitaient que je suive des études textiles à Lyon, mon père étant ingénieur et travaillant dans les machines textiles. Moi, j’avoue que cela me déplaisait énormément. J’irais même plus loin : je haïssais cette attitude technologique et commerciale. Donc, j’ai fui. D’abord dans les cinémas, dans les salles obscures. Pour moi, la camera obscura est en quelque sorte la chambre des révélations. Donc je voyais beaucoup de films en noir et blanc, j’adorais ça. Lulu, King Kong, Fantômas… Ils furent peut-être mes vrais premiers maîtres. En fait, au creux de l’amnésie et de l’insomnie, je me créais une conscience. Elle était surtout d’ordre onirique.

— Vous avez créé des hétéronymes : des personnages que vous inventez de toutes pièces avec leur histoire, leur style, leur écriture… Vous avez dit que si, dans un de vos romans, un Chinois devait parler, il fallait que vous deveniez chinois ou que vous faisiez appel à un Chinois de votre imagination. Combien d’hétéronymes avez-vous créés ?

Une bonne douzaine, je pense. Mais il en est de plus importants que d’autres. Le principal ayant été, au début, Danielle Sarréra. Je n’ai d’ailleurs pas fait exprès de créer cet hétéronyme. J’ai écrit les poèmes en prose qui, dans ma révolte, s’exprimaient, puis, à la fin, j’ai signé Danielle Sarréra. Pourquoi ? Peut-être pour me masquer. Je ne m’en souviens plus exactement. J’étais quand même très jeune à cette époque-là – cela fait plus de soixante-cinq ans. C’est alors que j’ai remarqué que lorsqu’on écrit sous un nom ou une identité choisie, on n’écrit pas de la même façon que si on écrit avec un autre nom ou une autre identité. Naïf que j’étais, je voulais aussi changer de nom, choisir un nom qui contienne en germe toute l’œuvre à venir. Je m’appelais Baron, qui était le nom de mon père. On m’a dit que je ne pouvais pas m’appeler Baron parce qu’il existait déjà un poète surréaliste qui s’appelait comme ça. De ce fait, j’ai gardé deux de mes prénoms, Frédérick Tristan, qui sont devenus mon deuxième hétéronyme écrivant. Puis, peu à peu, il est devenu mon véritable nom, l’auteur de mes textes, le chef d’orchestre sous la baguette duquel les autres hétéronymes allaient s’exprimer.
Un peu plus tard, un autre hétéronyme est apparu. Il est presque devenu mon compagnon de voyage : Adrien Salvat, professeur, une sorte d’Auguste Dupin amateur d’énigmes. Il est allé en Chine, au Viêt Nam… en même temps que moi ; c’était mon double, un intellectuel, alors que Tristan, lui, s’est toujours voulu artiste. Lorsque l’on perd son identité notamment par suite d’une amnésie, une foule d’identités se bousculent pour vous identifier, au risque de vous rendre fou. Par chance, un écrivain peut les changer en personnages de ses récits. Ce que j’ai fait.

— Concernant Danielle Sarréra, vous n’avez dévoilé votre identité qu’en 1983, lorsque vous vous êtes rendu compte qu’elle devenait l’icône des féministes.

En devenant le porte-drapeau de certaines féministes, Sarréra devenait une imposture. C’est pourquoi j’ai révélé que j’étais l’auteur de ces textes en émeute. Question de probité intellectuelle, non ?

— Elle s’est suicidée à 17 ans…

Je l’ai suicidée parce qu’à un moment donné, je n’étais plus le jeune garçon qui l’avait créée. Une autre héroïne l’avait remplacée : l’Élisabeth du Dieu des mouches de 1959. Néanmoins, Danielle avait été, et elle est encore pour moi une tendre amie. J’ai toujours aimé les filles un peu sauvages. Et je l’avais conçue comme ça. Certains psychologues ou psychanalystes ont dit que c’était mon âme révoltée qui écrivait, toutes griffes dehors. Je crois que c’était tout simplement le fait qu’étant fils unique, je n’ai pas eu de sœur, et que j’ai imaginé une sœur ou une petite copine comme je l’aurais aimée. Je lui ai fait écrire ma révolte, mon insoumission. Il en va d’ailleurs de même, bien que différemment, pour Salvat. Après tout, j’aurais bien aimé être un personnage comme celui-là. Alors que moi, je ne suis pas doué pour les sciences, lui, c’est un scientifique, un homme qui raisonne bien, qui va dans des pays étrangers pour découvrir des textes extraordinaires… qu’il me confie ensuite. La fiction a fait de lui mon pourvoyeur de textes. Il lui arrive même de m’écrire des préfaces ! Appelons ça un dédoublement, si vous voulez. Pour moi, c’était surtout la pénétration de la fiction dans le réel. D’ailleurs j’ai toujours eu un goût très vif pour la dépossession. Par haine du pouvoir ? Parce que j’estimais n’avoir pas le droit d’écrire en mon nom, comme si j’avais usurpé ce nom ? Ce problème de conscience est difficile à expliquer. Il est d’une nature très profonde, et certainement il est lié à mon enfance perdue, à l’autre enfant que j’ai dû laisser sur le bord de la route en mai 1940.

 

— Cette idée des hétéronymes vous est-elle venue spontanément ? Un autre écrivain très célèbre a usé d’hétéronymes : Pessoa.

Je pense que Pessoa, que j’admire profondément, a utilisé ses hétéronymes de manière assez différente. La plupart de mes personnages romanesques sont des écrivains. C’est le cas dans Naissance d’un spectre (la naissance du nazisme). Un vieil écrivain allemand témoigne de la vie de son ami d’enfance devenu lui-même écrivain. Tristan délègue successivement sa plume à ces deux personnages. Pour rendre non seulement plus crédible mais aussi plus sensible le style de chacun de ces personnages écrivant, j’ai étudié la traduction du Faustus de Thomas Mann par Louise Servicen.
On reconnaît chacun de mes hétéronymes à la texture même de son écriture. Je ne fais pas écrire le Chinois de La Cendre et la foudre comme l’Anglais des Égarés ou le Russe du Dernier des hommes.

— Vous avez un autre point commun avec Pessoa : vous avez dû travailler pour vivre. Vous avez repris, à la mort de votre père, l’entreprise familiale, puis vous êtes parti en mission dans des pays asiatiques… Comment faisiez-vous pour écrire ?

J’écrivais le soir en revenant de mes tournées. Ou en train, en avion, à l’hôtel à Hanoï, à Pékin, à Djakarta… En conduisant ma voiture, je préparais des phrases dans ma tête. En fait, je vivais dans mes fictions. Peut-être davantage que dans la vie réelle qui à mes yeux était d’une moindre importance. Il est vrai qu’à cette époque, j’étais très seul. Le monde grouillait autour de moi. Sans doute subissais-je son empreinte, mais il n’égratignait jamais en moi le désir, le besoin irréfreiné d’écrire.

— Justement, vous dites que « le rôle secret du récit est de poursuivre sans fin la fable du monde et de tenter d’y apporter un chiffre ».

L’existence est un récit. Lorsque nous écrivons un roman, nous parcourons un autre récit. Et ces récits s’enchevêtrent, forcément, à travers l’imagination, à travers la mémoire… Tant que nous écrivons, nous n’appartenons plus tout à fait à l’ici, nous sommes dans un ailleurs, et cet ailleurs nous procure un autre ici, lequel rebondit à son tour dans un autre ailleurs… C’est tout un jeu de balle à la fois passionnant et contraignant. Comme le disait Cendrars lorsqu’on lui demandait pourquoi il écrivait : « Parce que. » Parce que l’on ne peut pas faire autrement. C’est comme respirer. Un besoin vital. Dès que j’avais cinq minutes, au lieu de batifoler à je ne sais quoi, j’écrivais. Une recherche passionnée d’être et de sens au milieu de toute cette soupe d’existences et de significations contradictoires.

— Vous dites aussi qu’écrire, c’est produire, et non pas reproduire. Qu’écrire, ce n’est pas la réalité, ni sa représentation. Que la fiction, en fait, est une surenchère qui s’ajoute à la réalité.

Le réel tel que nous le percevons est une fiction de notre cerveau. La réalité a autant de consistance qu’un nuage gazeux. Nos sens l’ont appréhendé par commodité puis, par les ruses successives de l’intelligence, l’ont codifié par des langages. L’écrit est l’un de ces langages afin – disons-le pour rire – de solidifier ce nuage jusqu’à ce qu’il pleuve. Modestement, je suis une goutte de cette pluie.

— D’où la Nouvelle Fiction…

Il se peut que je ne puisse imaginer le roman que comme une fiction de nature philosophique ou, plus précisément, de constitution philosophiable. Une fiction pareille au bâton blanc de l’insomnie, ce que certains ont pris pour un itinéraire initiatique alors qu’il s’agit de tâter le vide pour avancer sans trébucher – à moins que tout soit une suite de trébuchements… Un déséquilibre permanent, et on se rattrape comme on peut, grâce à l’écriture ou au dessin, justement. Alors, à travers le récit, qui avance ? Une sorte de moi, sans doute, alors que le je est en quête d’une identité à travers une nébuleuse ? Ou un récit de ce je à travers l’espoir d’un moi ? Qui rêve qui ? Toute la problématique du récit et de la fiction est contenue dans cette vibrante question.

— Comment jugez-vous la production littéraire contemporaine, qui est très éloignée de ce que vous faites ?

J’ai souvent des difficultés à entrer dans le roman actuel lorsqu’il est un retour au réalisme. Je ne critique personne – chacun a son monde, et je crois qu’il faut un lectorat assez varié. Mais c’est vrai que je m’ennuie très vite dans un type de littérature que je crois encore issue du XIXe siècle, qui a rebondi avec l’existentialisme au XXe siècle, et qui s’est un peu mentalisé avec Robbe-Grillet. Telle n’est pas ma vision du monde. Sans doute suis-je un conteur. La dimension enfantine est loin d’être puérile. Mon temps intérieur se sépare de plus en plus de l’extériorité du monde afin d’y revenir avec un regard plus aigu, et de fouiller la surface pour tenter une percée en profondeur. D’ailleurs, je suis écrit par l’écriture. Je crois que ce n’est jamais le prétendu auteur qui s’exprime. Lorsque je dessine, je jouis profondément du silence qui me désencombre des mots.

 — Vous dites que vous n’aimez pas le pouvoir, et que donc vous laissez à vos personnages l’entière liberté de se mouvoir dans la narration… sauf qu’ils sont aussi déterminés par le nom que vous leur donnez.

Le personnage s’impose assez vite à partir de son nom. Un jour, par ruse, j’ai fait exprès, dès la première phrase d’un roman, de choisir un nom stupide pour mon personnage, en le nommant Monsieur Fraise. Pourquoi un nom pareil ? Que va devenir ce personnage ? Et bien, grâce à ce nom qui l’a marqué, il a pris corps d’une façon très originale, parce que lui-même n’aimant pas ce nom, il devait se reconstruire à partir de ce nom idiot, et finalement devenir héroïque.

— À une époque, vous vouliez repenser le roman. Vous avez réussi.

Je ne sais pas si j’ai réussi à repenser l’idée même du roman, mais la fiction, oui, je l’ai assez bien bousculée en écrivant à peu près trente-deux romans, dont aucun n’est semblable au précédent. Néanmoins, l’écriture en est la même – parce que lorsque j’écris comme un Arabe, comme un Chinois ou comme un Allemand, c’est quand même en français et, je crois, avec une écriture qui m’est propre. Non pas une écriture volontairement originale, mais une écriture naturellement vouée à son exploration intérieure. Voyez-vous, j’ai laissé l’écriture croître en moi. Dès lors, le récit peut intégrer à la fois fiction et écriture. Les deux se marient indistinctement, de manière fluide, et avec des profondeurs, des stratifications qui font surgir des mises en abyme, des labyrinthes, des digressions savoureuses… C’est une aventure qui me passionne depuis soixante ans, parce qu’elle est à la fois un jeu et un enjeu qui ne cesse de flairer le monde.

— D’ailleurs, vous faites une distinction assez précise entre l’imaginaire et l’imagination, qui sont pour vous deux choses différentes.

Oui. L’imagination et la mémoire sont les deux éléments moteurs qui constituent l’esprit humain, et le font se mouvoir entre manque et désir. L’imaginaire, lui, est le refuge où mémoire et imagination constituent la culture, voire le culte spécifique d’un individu, d’un groupe, d’une nation, d’un continent. Nos écrits les plus imaginatifs contiennent énormément de mémoire. La littérature est comme la mère du vinaigre : elle n’arrête jamais de se démultiplier, il y a de plus en plus de dépôt, de plus en plus d’animal dans la bouteille. Et ce qui m’intéresse dans cette analogie, c’est de comprendre quelle est la fine fleur de cet animal bizarre qu’est la création. Comment elle peut s’engendrer elle-même. Elle s’engendre effectivement à travers notre mémoire, à travers les éléments que nous avons vécus, à travers nos dépits, à travers nos réussites, nos souhaits… et à travers aussi l’imagination, la folle du logis, la débridée. Et tout cela forme un circuit d’images. C’est ce que j’appelle aussi l’imaginaire. Car je ne crois pas écrire avec des concepts – j’en serais sans doute incapable –, mais avec des images, avec des décors, avec des personnages, avec des sensations, des émotions, etc. Mes personnages, eux, peuvent manipuler des concepts. Parce qu’évidemment, même s’ils sont très sots ou très perdus, ils se veulent intelligents. Ils peuvent raisonner. Mais moi, en tant qu’écrivain, je ne fais que les surveiller un peu, tout en leur laissant la bride sur le cou. Je les laisse bavarder et penser selon ce qu’ils sont – et que, la plupart du temps, je ne suis pas !

— Vous avez eu le prix Goncourt en 1983 pour Les Égarés. Était-ce une distinction à laquelle vous vous attendiez ?

Pas du tout.

— Michel Chaillou dit que le succès est souvent basé sur un malentendu.

C’est souvent le cas.

— Votre écriture, votre démarche, sont beaucoup plus littéraires que celles que l’on retrouve dans les livres qui, ces trente dernières années, ont été remarqués par l’académie Goncourt.

Ce fut une bien curieuse aventure, totalement inopinée. L’année précédente, et donc en 1982, mon roman Balthasar Kober faisait déjà partie des cinq derniers titres choisis par les jurés Goncourt. André Balland, mon éditeur de l’époque, m’avait dit : « C’est bizarre. Comment ça se fait ? » Dans ces années-là, je vivais en Chine, à Hanoï, à Djakarta. J’ignorais tout de ce qui se passait dans les cénacles littéraires parisiens. Lorsque nous avons été également choisis l’année suivante, en novembre 1983, parmi les cinq derniers, il y avait Elie Wiesel sur les rangs, et tout le monde pensait que c’était lui qui allait avoir le Goncourt. Moi-même, je me disais que Les Égarés n’était pas un livre calibré pour recevoir cette distinction. Je l’imaginais trop fouillé, avec trop de thèmes, trop de personnages, trop de mises en abyme… Lorsque j’ai appris que j’étais l’élu, j’ai été surpris et surtout heureux pour mon éditeur. D’ailleurs, je n’ai pas été le seul étonné : mes contemporains se sont demandé d’où venait ce type presque inconnu de la profession. Était-ce un parent de Flora Tristan ? Un monde malséant de rumeurs s’est vite répandu, qui, je dois dire, n’a pas été très agréable. Avec le recul, on a fini par admettre que Les Égarés était un livre d’un ton différent qui, en effet, méritait d’être remarqué. Ce fut grâce à Bernard Pivot qui écrivit : « Les livres de FT sont d’une puissance inégalée en France. » Phrase magique ! Les échotiers de faits divers se calmèrent.
Le public acheta massivement le roman. André Balland était ravi. Pour un petit éditeur, c’était formidable ! Moi, évidemment, j’étais plutôt ennuyé, parce qu’on avait inventé sur mon existence des histoires plus ou moins rocambolesques bien éloignées de ma vraie vie. Que faisait Tristan à Hanoï ou à Pékin ? N’était-il pas un agent double ? Cette fois, c’est moi qui étais changé en personnage, et ça ne m’a pas du tout amusé ! Fiction sur fiction, ou l’arroseur arrosé…

— Un mot revient souvent sous votre plume : « paradoxal ».

L’être humain est par essence paradoxal. Baudelaire disait que l’homme qui voit un feu d’artifice tiré au couchant court aussi bien vers le levant. Il y a chez l’être humain ce besoin de pouvoir accomplir une chose, mais, bien souvent, de faire exactement le contraire. C’est tout le problème du choix.
Et ce que j’ai aussi toujours aimé dans la façon dont j’écris – parce qu’on finit tout de même par bien aimer ce qu’on fait –, c’est que mes romans sont paradoxalement des récits qui n’en sont pas. Je raconte une histoire, bien sûr, pour que le lecteur s’y intéresse. Je crée un parcours, mais dans ce parcours, il y a des aspérités, des digressions, des non-dits. Je pourrais schématiser cela par une ligne, qui est la ligne du récit, et puis tout autour il se forme une sinusoïde de plus ou moins grande amplitude. Et c’est cette sinusoïde qui m’intéresse le plus car elle est le vrai corps du texte. Il me semble que l’être humain se reconnaît le mieux dans cette inaptitude à être unique. Il n’est pas un granit. Il est composé de différents soi-même plus ou moins contradictoires. Il veut croire à un sens global qui le définirait, et il se perd dans les significations, qui souvent sont des significations opposées… C’est en ce sens aussi qu’il est paradoxal.

— Que lisez-vous, qui lisez-vous, ou qui relisez-vous ?

Vous savez, on est toujours entre Rimbaud et Bouvard et Pécuchet. Les bibliothèques qui furent mes mères nourricières sont devenues pour moi un abîme vertigineux. Tant de livres voués à l’oubli ! Même les plus célèbres ! Les manuels les ont embaumés. Ils ont perdu toute substance vitale. On s’incline devant eux comme au cimetière. Alors on se tourne vers les œuvres en train de se faire. Je tente d’apprécier les romans que l’on m’envoie. En fait, je lis peu de romanciers français contemporains à part Tournier, Gracq et mes amis Hubert Haddad, Marc Petit, Jean Lévi, Châteaureynaud, François Coupry, que Jean-Luc Moreau et moi avions rassemblés sous la bannière de la Nouvelle Fiction. Mais surtout je lis beaucoup d’essais. Je vous ai parlé de Bachelard ; il est vrai qu’aujourd’hui encore, il m’arrive de le relire. Il a eu la plus grande influence sur les poètes de ma génération. En même temps que je lisais leurs œuvres, j’ai beaucoup lu de travaux à propos des romantiques allemands, des grands auteurs russes ou anglo-saxons. Je me suis passionné pour l’histoire des religions : Mircea Eliade, Henry Corbin, Jean Daniélou furent mes guides, que j’ai d’ailleurs eu l’honneur de fréquenter. J’ai adoré des essais camouflés en fictions comme le fit Borges. D’ailleurs, il me semble que mes propres récits cachent des essais dans leurs replis. Des essais aventureux, mais des essais quand même.
Je lis aussi des traités d’iconologie. À mon retour d’Extrême-Orient, j’ai été professeur d’iconologie aussi bien du premier christianisme – les catacombes – que de Florence aux XVIe et XVIIe siècles, toute la période de Marcile Ficin et des Médicis. Tout cela m’a beaucoup passionné. Venise, aussi, dont j’ai fait une analogie avec mes récits : des ruelles en labyrinthes s’entrecroisant avec d’innombrables canaux, des églises et leurs peintures dans la pénombre, peintures qui souvent sont une mise en abyme de la cité elle-même. Et donc j’ai appris à mes étudiants à bien regarder une image, soit paléochrétienne soit renaissante, et je crois leur avoir donné le goût de chercher derrière l’image une autre image, qui est vraisemblablement la vraie image. C’est un peu la même chose dans mes dessins : il y a l’image, et il y a autre chose derrière l’image qui s’offre a priori. Il faut rechercher l’indice caché. C’est ainsi que dans mes récits, étant donné qu’il s’agit d’une fiction multiforme avec des soutènements différents, des stratifications, se cachent et peuvent se révéler d’autres récits, peut-être plus profonds.
Comme dans l’histoire d’Alice, il existe un autre monde derrière le miroir, d’autres récits dans les arcanes du récit.

Propos recueillis par Joseph Vebret

(Octobre 2010)

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