Inteview : Marcelin Pleynet : « La solitude a un lien indissociable avec la création »

Écrivain, poète, diariste, historien d'art, Marcelin Pleynet a également été titulaire de la chaire d'esthétique à l'École nationale supérieure des Beaux-arts de Paris. Secrétaire de rédaction de la revue L'Infini auprès de Philippe Sollers, il publie deux ouvrages : Chronique vénitienne, présenté comme un roman, mais plus proche du journal poétique, et un essai sur Cézanne.

 

 

— Vous êtes poète, esthète, écrivain, diariste, responsable de revue… Comment vous définiriez-vous ?

Tout cela est dominé par la poésie. C’est elle qui sert de lien, qui répond de l’ensemble et qui mène la danse. Chronique vénitienne est estampillé « roman », mais c’est de la poésie.

J’ai des difficultés à travailler à Paris. Je vais plusieurs fois par an à Venise, où je suis seul et où je travaille. Là encore, c’est de la poésie.

 

— Comment êtes-vous venu à la poésie ?

Je ne dirais pas que je suis venu à la poésie, mais plutôt que la poésie est venue à moi. Dès l’âge de 6 ou 7 ans, j’écrivais des poèmes – très mauvais, bien sûr. J’ai donc tout de suite écrit de la poésie, tout simplement parce que j’ai vécu d’une façon poétique. Lorsque j’étais en pension, j’allais me promener dans les bois. J’ai passé beaucoup de temps tout seul, et je continue à le faire. Je crois que la solitude a un lien absolument indissociable avec la création. Lorsque je suis à Venise, je suis seul. Lorsque je suis à Paris, j’essaie de l’être autant que possible. Lorsque je suis au bureau, cela change : je suis avec Sollers, mais c’est une autre façon d’être seul.

 

— Vos dix-huit premières années ont un côté rimbaldien : les pensions, les familles, trimballé de droite à gauche…

Absolument.

 

— La lecture et la poésie ont-elles été des bouées de sauvetage ?

Pas vraiment. Des « bouées de sauvetage », c’est beaucoup dire.

 

— Des ports d’attache, alors ?

Oui, plutôt. Pour qu’il s’agisse de « bouées de sauvetage », il aurait fallu que j’aie quelque chose à sauver. Or, j’étais déjà sauvé. D’une certaine façon, j’ai immédiatement été tout à fait cohérent avec ce que je vivais et la façon dont je le vivais.

J’ai en effet une aventure familiale assez singulière. Mon père est mort lorsque j’avais 7 ans, et ma mère a rencontré un peu plus tard un autre homme qui était un anarchiste convaincu. J’ai donc vécu dans ce milieu anarchiste où, dès que je disais quelque chose, on me répondait que ma place était au cimetière.

 

— On est plus chez Baudelaire adolescent que chez Rimbaud !

J’ai eu cette particularité d’avoir une mère à la fois très distante et très aimante et un beau-père, il faut bien le dire, assez violent – surtout en paroles. Il était ce que j’appellerais un anarchiste de droite, ce qui fait que pendant la guerre, il a plutôt été pour les Allemands. De fait, j’ai plutôt été pour la Résistance…

Pour revenir à Rimbaud, c’est dans l’une des premières lettres que Sollers m’a écrites à propos de mon premier livre, Provisoires amants des nègres : il y disait qu’en effet, pour lui, c’était tout à fait rimbaldien. Et il n’avait pas tort.

 

— Diriez-vous que la rencontre avec Sollers, alors que vous aviez une vingtaine d’années, a été déterminante ?

Elle l’a été pour beaucoup de choses.

C’est Jean Cayrol, pour qui j’étais lecteur aux éditions du Seuil, qui me l’a présenté alors qu’il cherchait vainement ce qu’il pouvait faire de moi. Il avait essayé plusieurs choses : Peuple et culture, Esprit… tout cela ne marchait pas. Finalement, il m’a présenté Sollers. Nous avons mis quelque temps à être tout à fait d’accord, parce que je n’aimais pas beaucoup son premier livre. J’avais des problèmes avec Une curieuse solitude. Et nous sommes devenus tout à fait d’accord lorsque Le Parc est paru. C’est un livre pour lequel j’avais et j’ai beaucoup d’admiration. Cela a commencé comme ça, au début des années 1960.

 

— Cinquante ans d’amitié avec Philippe Sollers, comment cela se traduit-il ?

Il n’y a que les textes qui comptent. C’est là que l’amitié se joue le plus fort. Je lis ce qu’il écrit, il lit ce que j’écris. Nous échangeons très souvent, nous passons des heures ensemble. C’est une des personnes avec lesquelles j’ai passé le plus de temps de toute ma vie. Au début, nous passions quatre ou cinq heures, chaque après-midi, à discuter. Et nous continuons à la faire, même si nous y consacrons un peu moins de temps : le choix des problèmes qui concernent la revue, les thèmes et sujets qui nous intéressent plus particulièrement, que ce soit Rimbaud, Lautréamont, Nietzche, etc.

 

— Au bout de cinquante ans, on va au-delà de ça : la vie personnelle…

Non. Nous ne partageons absolument rien de notre vie personnelle. J’ai appris la liaison de Sollers avec Dominique Rolin par la presse. Il ne m’en a jamais parlé. Maintenant, il m’arrive de lui demander de ses nouvelles, mais il n’y a jamais de confidences personnelles. Ni de ma part ni de la sienne. Il a sa vie, j’ai la mienne.

 

— Vous êtes donc des amis qui n’ont jamais fait les quatre cents coups.

On peut le dire comme ça. Encore que, les quatre cents coups, nous les avons faits, d’une certaine façon, en littérature.

 

— Êtes-vous allés à Venise ensemble ?

Non. Jamais.

 

— Vous y êtes-vous retrouvés ?

Jamais. Quand il y va, je n’y suis pas. Et quand j’y vais, il n’y est pas. Ainsi, il y a toujours l’un de nous au bureau.

 

— Il n’y a donc qu’en Chine où vous êtes allés ensemble.

Oui. Nous étions cinq. L’initiative en revenait à Sollers. Il y avait aussi Julia Kristeva, Barthes et un employé des éditions du Seuil. Cela a duré trois semaines. Une aventure tout à fait exceptionnelle.

J’ai beaucoup et constamment voyagé. Je suis allé aux États-Unis dès 1966 ; j’y suis resté six mois. Là-bas, j’ai enseigné la littérature, Lautréamont. C’était la première fois de ma vie. J’ai d’ailleurs fait des expériences extraordinaires. Je me souviens que, lorsqu’un attaché culturel de Chicago m’avait invité à faire une conférence, j’avais reçu un carton : « L’autréamont, poète du XVIIe siècle, par Marcelin Pleynet, poète et journaliste. » J’ai conservé ce carton ! Et j’ai fait cette conférence devant un parterre de dames, dont je ne sais même pas si elles comprenaient le français, qui portaient des chapeaux énormes, bleus et roses.


© Louis Monier

 

— Il y a eu la revue Tel quel, puis L’Infini. Vous êtes là depuis le premier numéro de Tel Quel.

J’y suis en réalité depuis le n° 0, dans le sommaire duquel je figure. Puis je réapparais dans le n° 8.

 

— Entre temps, il y a Jean-Edern Hallier que, donc, vous remplacez.

Oui, d’une certaine façon.

 

— Avec le recul, quand on regarde ceux qui ont participé à cette aventure, Hallier était un peu atypique.

Tout à fait. Je me souviens très bien d’une visite chez lui, dans un luxueux appartement du XVIe arrondissement. Il y avait au mur des tableaux de Géricault. En fait, cet appartement était celui de ses parents. Et il avait une assez grande chambre dans laquelle se trouvait un raton-laveur. C’était tout lui.

Je ne me suis jamais vraiment entendu avec Hallier. Il a écrit un texte sur moi, mais ça n’a jamais vraiment marché.

 

— N’avait-il pas été imposé par Le Seuil ?

Non, pas vraiment. Il faisait partie d’un groupe qui était au tout début de la revue. Donc, il n’était pas imposé. Il l’a été lorsqu’il a essayé de se maintenir.

Et en vérité, il a été exclu parce qu’il piquait dans la caisse.

 

— Huguenin n’avait-il pas été exclu de Tel Quel parce qu’il avait écrit La Côte sauvage, dont le style était trop en rupture.

Non. Huguenin n’a jamais figuré au comité de la revue. Il était au départ dans le groupe qui a formé Tel Quel, mais il en est sorti avant même d’entrer au comité. Donc, autant que je m’en souvienne, il n’y a pas de texte d’Huguenin dans la revue. Il n’a pas été exclu, puisqu’il n’a jamais été inclus.

Hallier a été le seul exclu. Les autres sont tous sortis d’eux-mêmes… même si, parfois, on s’est arrangé pour les faire sortir.

 

— Qui reste-t-il de cette aventure, hors Sollers et vous ?

Julia Kristeva, Jacqueline Risset, qui continue à publier dans la collection, et c’est à peu près tout.

 

— Une nouvelle génération est arrivée : Haenel, Meyronnis…

Cela fait à peine dix ans. Ils font leur revue, qui s’appelle Ligne de risque, et sont très indépendants.

Comme vous le savez, le livre de Haenel a eu un succès considérable, et même un succès polémique avec Lanzmann que toute la presse a couvert. Lanzmann est parti de l’idée qu’Haenel avait trahi Karski, il a voulu le montrer avec la partie du film qu’il n’avait pas incluse dans Shoah et où il interviewe Karski. L’interview donne par ailleurs tout à fait raison à Haenel, qui l’a reprise dans Les Temps modernes.

 

— Même Le Point dit que, quand on regarde de près les éléments de la polémique, cela va dans le sens d’Haenel.

Absolument. Ce qu’il faut savoir, c’est que lorsque Karski répond à Lanzmann, il enseigne aux États-Unis et est plus ou moins protégé par les Américains. Il a donc un devoir de réserve considérable. En regardant le film, on s’aperçoit vite qu’il agit comme une sorte de diplomate qui essaie de s’en sortir. Mais il a un ressentiment très fort contre les Américains, puisqu’ils n’ont pas empêché les Russes d’occuper la Pologne. Et au moment où il donne son interview, Jean-Paul II est pape depuis un an, mais la Pologne est encore communiste. Grosso modo, c’est ce qui donne raison à Haenel et met Lanzmann en fureur. Tout le problème, en effet, c’est qu’aussi bien les Russes que les Américains ont abandonné la Pologne.

 

— Lanzmann fait partie de la maison. Comment est-ce vécu ? Lorsque Sollers croise Lanzmann dans un couloir…

Ils se saluent, mais froidement.

Lanzmann ment lorsqu’il dit que Sollers l’a appelé. Sollers lui a envoyé une lettre, dont j’ai lu la copie, dès qu’il a reçu le manuscrit de Haenel. Ce mensonge lui permet de dire qu’il s’est aperçu un peu tard que la chose arrivait, alors qu’il était prévenu depuis très longtemps.

Et dans la maison, Lanzmann, qui a un caractère tout à fait particulier, s’est mis à peu près tout le monde à dos. Depuis que le livre de Haenel est paru, il ne cesse d’en parler à tout le monde, se rendant insupportable. Sa position est tout à fait particulière et très liée à ses souvenirs : il a plus ou moins été sauvé par les Russes, il a eu des difficultés avec les Américains pour le financement de Shoah et, comme tout le monde le sait, Israël et les États-Unis ont un rapport très étroit. Lanzmann est très pro-israélien, il a même fait un film sur l’armée israélienne.

 

— Ce qui n’enlève rien au talent de son extraordinaire film.

Absolument.

 

— Comment passe-t-on de la poésie à Cézanne, et de Cézanne à la peinture moderne ?

La peinture moderne a cette particularité d’avoir un certain nombre de grandes figures qui la représentent. De Cézanne à Picasso et à Matisse : voilà quelle fut ma trajectoire. Il y a d’ailleurs un lien très étroit puisque l’un et l’autre trouvaient que Cézanne était un des grands maîtres de l’histoire de la peinture. Matisse disait : « Si Cézanne a raison, j’ai raison. » Et Picasso disait de Cézanne : « C’est notre maître à tous. »

Le rapport à la peinture et à Cézanne est très ancien. Dès ma visite aux États-Unis, en 1966, j’étais tout à fait passionné par Cézanne. À tel point que, visitant la collection Barnes à Philadelphie, où il n’y avait pas de reproductions, j’avais apporté des carnets où je faisais des dessins de tous les tableaux de Cézanne qui étaient exposés.

 

— Donc, en plus, vous dessinez !

Non. C’est très mauvais, très maladroit ! Mais il y a tout de même un certain nombre de dessins sur les tableaux de Cézanne de la collection Barnes et, plus généralement, des grands musées américains. C’est vraiment aux États-Unis que l’on peut voir le plus grand nombre de Cézanne. Il y en a quelques-uns à Paris, mais c’est très limité par rapport à ce que l’on peut voir aux États-Unis, que ce soit à New York – au MoMA, au Metropolitain… – où à Philadelphie, au Barnes, qui doit avoir deux cents Cézanne de tous formats.

 

— Vous avez dit que toute la peinture moderne est déjà chez Cézanne et qu’il y a des éléments de peinture moderne chez Cézanne qui n’ont pas encore été « révélés ».

Absolument. Notamment dans le rapport de la forme et de la couleur. Il y a dans les tableaux de Cézanne des choses qui n’ont jamais été vues, que ce soit par Matisse ou Picasso – Matisse étant plus intéressé par la couleur et Picasso par la forme. Elles l’ont tout de même un peu été par l’un des premiers à avoir bien parlé de Cézanne : Rilke, dans ses Lettres sur Cézanne, qui sont absolument magnifiques. Il s’y intéresse beaucoup à la couleur, et notamment au bleu. Il dit qu’il y aurait une histoire du bleu à écrire. Rilke avait été le secrétaire de Rodin. Après avoir vu l’exposition Cézanne, il va voir les dessins de Rodin qui sont à la Galerie Bernheim puis va au Louvre. Et il découvre le bleu de Cézanne dans la peinture du XVIIIe. Cézanne est influencé par la peinture du XVIIIe, notamment celle des Vénitiens. Il ne cesse d’ailleurs de le répéter.

Il y a un mot de Cézanne que j’aime beaucoup. Lors de la dernière exposition qui avait eu lieu au Grand Palais, j’avais demandé à Françoise Cachin, la responsable de l’exposition, de le mettre à l’entrée de l’exposition, alors qu’il y avait plus de 300 mètres de queue. « L’art est réservé à un nombre extrêmement restreint d’individus. »

Il y a un autre mot de lui qui est assez joli. Lorsqu’il a appris que ses tableaux commencent à se vendre, il a dit : « Ces gens-là préparent un mauvais coup. » Et c’était vrai.


© Louis Monier


 

— Quel pont construisez-vous entre peinture et littérature, ou entre peinture et poésie ?

La poésie, c’est aussi de la peinture. Au XVIIe, on disait d’un portrait littéraire qu’il était « bien peint ».

Il n’y a pas de pont. C’est une circulation. C’est la même sensibilité. C’est le même homme qui est en face d’un tableau et d’un poème. C’est de la sensation, la même sensation. Même chose à l’écoute d’un morceau de musique. C’est exactement le même type de sensation chez un individu qui le réalise plus ou moins et qui se réalise à travers lui.

 

— Et pourquoi Venise plutôt qu’une autre ville ?

On peut dire de Venise ce que Baudelaire disait de Versailles et du Trianon : « Ce sont de bonnes solitudes. »

En plus, c’est une ville d’eau, il n’y a pas de voitures, et c’est la seule ville que je connaisse où il n’y a pas de lignes droites. Lorsque vous allez d’un endroit à un autre, vous êtes forcé de faire un slalom, de prendre les courbes. Cela crée un état d’esprit tout à fait bizarre : votre route vous détourne constamment et vous avez en permanence des surprises visuelles, auditives, des rencontres…

 

— Le problème de Venise, ce sont les touristes.

La ville est envahie par les touristes. Mais le monde entier est comme ça. À Paris, si vous vous promenez place de la Concorde, vous y croisez plus de touristes que de Parisiens.

 

— Venise, c’est aussi George Sand qui couche avec le médecin venu soigner Musset, son amant…

Je ne pense strictement jamais à George Sand lorsque je suis à Venise !

 

— J’illustre par là le fait que c’est une ville mystérieuse, où tout peut arriver.

Absolument. Tout et rien. C’est exactement comme ça.

Il y a un endroit à Venise qui s’appelle Campo Santo, il y a également une place qui est celle de tous les saints. Donc, à Venise, je pense que ce que l’on rencontre le plus souvent, ce n’est pas George Sand – dont Baudelaire disait « elle ne croit pas à l’enfer et elle a bien raison » –, mais c’est Hölderlin, Rimbaud, Pound – qui allait déjeuner dans une petite pension de trois chambres où je suis également descendu. Savez-vous que c’est Pound qui a redécouvert Vivaldi ? Et qui l’a joué pour la première fois ? C’était au début du XXe siècle, avec sa compagne, pianiste, qu’il a découvert des partitions de Vivaldi et les a jouées. Ce n’est pas rien !

 

— C’est agréable de se promener très tôt le matin à Venise…

Très tôt le matin ou très tard le soir. Tout à fait. Tout simplement parce que les touristes arrivent à Venise le matin et repartent le soir. En général, même lorsqu’il y a énormément de monde, il n’y a pratiquement plus personne sur la place Saint Marc à 23 heures.

 

— C’est une ville où il faut se perdre.

Oui. J’ai découvert en me promenant à travers Venise une des plus grandes librairies d’occasion. Elle se trouve sur la route qui mène à San Marco, à un détour. Elle est en rez-de-chaussée et il doit y a voir quelque chose comme douze salles de livres. C’est plein de chats. Lorsque vous avancez à l’intérieur de la librairie, qui est au pied d’un palais, vous arrivez à un moment donné sur le canal, sur lequel la librairie ouvre directement.

 

— Vous avez écrit une phrase terrible : « Les mauvais romans n’ont de succès qu’auprès de ceux dont la vie est un mauvais roman. » Qu’est-ce qu’un mauvais roman ?

J’ai récemment relu Jacques le fataliste, qui est une aventure considérable. Et c’est peut-être la clé du roman tel que je peux l’entendre aujourd’hui. C’est-à-dire un roman où la fin et le commencement ne cessent d’être remis en question et où Diderot ne cesse d’intervenir. Où les personnages ne cessent de s’interrompre, d’être interrompus l’un par l’autre, et ne cessent de se renvoyer la question. Jacques et sont maître discutent de choses et d’autres et, à tout moment, tout est déjoué. Ce n’est jamais ce que l’on attend qui arrive.

Dans un mauvais roman, ce qui arrive est déjà attendu et a déjà été vécu. Dans un bon roman, tout ce qui arrive est inattendu, imprévisible.

 

— Diriez-vous que votre vie a été un bon roman ?

Pas si mauvais que ça. Ça a été constamment inattendu, y compris après mes 70 ans, alors que j’ai été assez gravement malade à deux reprises : j’ai d’abord eu un cancer de la prostate, puis j’ai eu un accident vasculaire cérébral dont, en principe, on ne se relève pas. J’en suis sorti avec un minimum de dégâts. Je peux donc me considérer comme un miraculé.

 

— Avez-vous encore beaucoup de travaux en chantier ?

Oui, beaucoup plus que je n’en réaliserai, c’est certain ! J’ai, entre autres, et depuis très longtemps, le projet de faire un livre sur la musique à Venise, un sujet très riche. Et actuellement, je travaille sur Stendhal.

 

— Vous avez publié des fragments de votre journal.

À ce jour, ce qui est paru figurait déjà dans L’Infini. Et le journal devrait paraître dans son intégralité chez un éditeur de mes amis, à partir de fin 2010 ou début 2011, en plusieurs volumes. Chaque année, il y a près de deux cents pages de journal. Et je le tiens depuis plus de vingt ans.

 

— Sera-t-il publié chronologiquement ?

Non. D’abord les dernières années, puis on remontera dans le temps.

Mon éditeur est un de mes anciens élèves, assez charmant, qui a pas mal d’admiration pour moi. Actuellement, il transcrit le manuscrit.

 

— N’avez-vous pas d’ordinateur chez vous ?

Si, j’en ai un depuis quelque temps. Je m’en sers surtout depuis mon AVC, car j’ai de gros problèmes avec l’écriture. Je saisis donc mes textes sur ordinateur, je les mets sur une clé USB et je demande à des amis de les imprimer.

 

— Vous êtes un homme de Cézanne, de Lautréamont, de Rimbaud, de Sollers… Vous fondez-vous derrière eux ?

Non. J’arrive simplement à dialoguer avec toutes ces personnes en même temps.

 

— Mais vous ne vous mettez pas en avant, devant eux.

Non. Je n’ai aucun problème d’ego… ce qui m’a considérablement facilité l’existence. Pour autant, si j’avais un peu plus de problèmes d’ego, je serais un peu plus connu.

 

— Vous dites que vous avez toujours négligé votre vie sociale.

C’est vrai. J’ai horreur des cocktails et des choses comme ça. Même avec les artistes que j’admire beaucoup, je n’ai jamais eu de véritables rapports. C’est toujours très décevant de rencontrer un artiste qu’on admire. L’homme est rarement à la hauteur de l’œuvre. L’œuvre le domine et est beaucoup plus intéressante que lui. Je n’ai jamais rencontré ni Matisse – j’étais trop jeune – ni Picasso. Mais j’ai été en correspondance avec une de ses dernières femmes, Jacqueline Roque. J’avais fait une conférence en Yougoslavie et un musée yougoslave m’avait demandé de monter une exposition Picasso. Comme je savais que cette femme avait une belle collection, je l’ai appelée. C’était peu avant son suicide. Elle m’avait dit : « C’est une grande œuvre, et je suis une petite femme. » Et ça ne s’est pas fait.

 

— À part Sollers, quels sont les écrivains contemporains que vous appréciez ?

Il n’y en a pas beaucoup.

 

— Lisez-vous Richard Millet ?

Oui, il m’envoie ses livres et je les lis. Souvent avec plaisir, je dois le dire. Mais je ne suis pas certain que ce soit vraiment un contemporain.

Je lis aussi certains auteurs de la collection « L’Infini », comme Jean-Jacques Schuhl, son Ingrid Caven, Yannick Haenel, son Jan Karski, et Michaël Ferrier, son Sympathie pour le fantôme.

 





Propos recueillis par Joseph Vebret

(Juin 2010)

 

Marcelin Pleynet, Chronique vénitienne, Éditions Gallimard, « L’Infini », mars 2010, 202 p., 19,50 €

Marcelin Pleynet, Cézanne, Éditions Gallimard, « Folio essais », avril 2010, 265 p., 7,70 €

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